Réalisé par Aïssa Maïga - En salles cette semaine
Marcher sur l'eau a été tourné dans le nord du Niger entre 2018 et 2020 et raconte l'histoire du village de Tatiste, victime du réchauffement climatique, qui se bat pour avoir accès à l’eau par la construction d'un forage. Chaque jour, Houlaye quatorze ans, comme d’autres jeunes filles, marche des kilomètres pour aller puiser l'eau, essentielle à la vie du village. Cette tâche quotidienne les empêche, entre autres, d'être assidues à l'école. L'absence d'eau pousse également les adultes à quitter leur famille chaque année pour aller chercher au-delà des frontières les ressources nécessaires à leur survie. Pourtant, cette région recouvre dans son sous-sol un lac aquifère de plusieurs milliers de kilomètres carrés. Sous l’impulsion des habitants et par l’action de l’ONG Amman Imman un forage apporterait l’eau tant convoitée au centre du village et offrirait à tous une vie meilleure.
Les documentaires liés à l'environnement évoquent souvent la nature, les impacts climatiques ou la disparition des espèces, avec une vision "macro". Votre film, au contraire, souhaite montrer les conséquences du réchauffement climatique sur un village, avec une vision "micro" et humaniste.
Aïssa Maïga (réalisatrice) : Tout à fait. Je ne me voyais pas faire un film d'experts, avec une voix-off explicative et des considérations scientifiques ou philosophiques. Avec Marcher sur l'eau, je voulais faire un film avec les personnes qui sont concernées au premier chef, à savoir les habitants de certains endroits du monde, notamment en Afrique de l'ouest.
L'Afrique de l'ouest, c'est à la fois l'endroit où je suis née, le Sénégal, et aussi l'endroit où je suis beaucoup retournée en vacances du côté du Mali dans la famille de mon père. C'est une région à laquelle je suis très attachée, qui est pour moi complètement reliée à la question familiale et à la question du manque.
Quand j'ai eu l'opportunité de faire le film, je me suis intéressée à l'Azawak, cette zone extrêmement aride dans ce pays enclavé qu'est le Niger. Ce qui m'a frappée, c'est de découvrir que les Peuls Wodaabe qui sont à l'origine des nomades, et qui l'ont été complètement pour la plupart jusqu'à il y a 25 ans, étaient aujourd'hui bousculés dans leur vie quotidienne et dans leur mode de vie par le manque d'eau dû au réchauffement climatique, qui est dû à 95% au moins aux émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés.
Il y a dès lors ce fait extrêmement poignant, qui est que les enfants se retrouvent isolés dans les villages. Les hommes, les maris, partent avec leurs cheptels bovins et avec ce qu'il leur reste de troupeaux de plus en plus loin, dans des zones de plus en plus dangereuses pour trouver des pâturages. Les mères, les femmes, partent dans les capitales des pays voisins. Et les enfants se retrouvent alors isolés et précarisés. C'est dû en très grande partie au changement climatique.
C'est quelque chose qui m'a bouleversée et j'ai eu envie de faire un film à hauteur d'être humain. Un film qui montre comment cette jeune fille, Houlaye, qui a 14 ans, qui va à l'école et qui aimerait pouvoir être assidue, se retrouve à la tête de sa famille. J'ai eu envie de montrer la condition des pères, la condition des mères, pour que le spectateur puisse s'identifier. Et j'ai aussi eu envie de parler de l'école : la manière dont cet enseignant qu'on voit dans le film a une passion pour son métier et en même temps la manière dont les enfants sont empêchés dans leur assiduité scolaire du fait des corvées d'eau qui sont trop nombreuses.
Vous parlez d'un film à hauteur d'être humain, et ça passe notamment par la forme avec l'absence de voix-off pour laisser la parole aux protagonistes, ou des plans au plus près des enfants...
Oui, la forme c'est vraiment une chose sur laquelle je me suis énormément interrogée au départ. Je voulais faire un vrai film, un film pour le grand écran, un film de cinéma avec une esthétique assez recherchée, mais pas gratuitement. Ce n'est pas simplement pour faire du beau.
Pour moi, le Sahel c'est d'abord un endroit du monde qui m'émeut. Les paysages m'émeuvent. Les lumières me touchent. Et les visages, les postures, les relations, les enfants : ce sont des êtres qui sont pour moi des véhicules d'émotions. Parce que c'est comme ça que je le regarde, c'est comme ça que je le vis et c'est comme ça que je voulais le restituer à l'image.
Et puis, en dehors de mon point de vue personnel, il est pour moi question de restituer aussi la dignité parce qu'on parle de gens qui sont dans un grand dénuement, mais qui ne sont pas dépourvus de fierté ou de dignité. Et ça, je voulais que ça se voit à l'image, parce que ça correspond à la réalité tout simplement.
Et donc, j'ai travaillé dans ce sens avec mon chef-opérateur Rousslan Dion pour avoir un cadre fort, pour capter les lumières, pour avoir un point de vue esthétique et narratif qui se construit au fil du film.
La dignité de ces habitants est effectivement extrêmement frappante et émouvante. Sur ces visages, il y a éventuellement une larme qui coule, mais rarement plus. Et on imagine que quand on est sur le terrain, derrière la caméra, ces moments sont bouleversants...
Oui, d'autant plus que ce sont des moments que les gens acceptent de donner à voir. Et ça, ça n'est possible que parce qu'on tisse une relation de confiance, parce que les personnes qui sont filmées sentent que vous avez envie que la caméra attrape tout ça pour que le monde puisse se rendre compte.
Ces discussions que j'ai eues avec le chef du village, avec l'instituteur, avec les enfants, avec les femmes, nous menaient souvent à un endroit qui était qu'il faut que le monde sache ce qu'il se passe. Il faut que les gens sachent ce que les mères doivent sacrifier de leur présence auprès des enfants pour survivre en raison de la dureté du climat qui est perturbé par l'activité humaine des pays industrialisés, encore une fois.
Parce que le Niger n'est pas un pays pollueur, l'empreinte-carbone du Niger est assez basse. Simplement, c'est un endroit proche du Sahara dans lequel le réchauffement climatique est beaucoup plus rapide que sous nos latitudes.
Cette question des émotions, elle était délicate à manier parce que les Peuls, comme beaucoup de nomades en Afrique ou sur d'autres continents, sont des peuples qui sont exposés à des rigueurs climatiques et des conditions extrêmes parfois, et ils sont d'une très grande dignité. Un code d'honneuir, même, on pourrait dire. Une fierté.
Et ça, je ne voulais à aucun prix le trahir parce que c'est aussi ce qui m'a été légué. C'est dans cet état d'esprit-là que j'ai été élevée. Et ce n'est pas quelque chose que je vois souvent au cinéma : la restitution de cette âme sahélienne, qui est vraiment encore une fois faite de beaucoup de fierté.
Vous avez tourné le film entre 2018 et 2020, nous sommes quasiment en 2022, alors que se tient la COP26 et que les prévisions sont de plus en plus alarmantes. Trois ans après, vous avez toujours autant d'espoir qu'au moment de vous lancer dans ce documentaire ?
Parfois, je peut être un peu abattue, comme n'importe quel citoyen ou citoyenne. Quand on entend les informations et que chaque année au mois d'août, on nous explique qu'on a épuisé les réserves de cette planète ; qu'on nous égrène la liste des espèces qui sont éteintes ou en voie de l'être ; quand je vois l'étendue des inégalités en général, mais aussi face à la question climatique ; quand j'entends que 2,2 milliards de personnes n'ont pas accès à l'eau potable ; et quand je vois aussi une sorte d'inertie sur ces questions de la part des pouvoirs publics, y compris les instances internationales, oui, je peux avoir des moments d'abattement.
Mais ceci dit, je suis plutôt quelqu'un d'optimiste. Ce n'est pas de la légèreté. C'est vraiment une philosophie de vie. J'estime qu'on a une capacité de résilience, la capacité de dépasser nos blessures et nos blocages tant au niveau intime que collectif. Et ça me donne beaucoup d'espoir. Ce qui me donne de l'espoir aussi, c'est de voir comment les citoyens, dans de plus en plus d'endroits dans le monde, se soulèvent, se rassemblent, se mobilisent pour pousser les dirigeants à prendre les bonnes décisions.
Et puis, je crois que le cinéma, ou l'art en général, ont un rôle à jouer. Ca peut se faire de plein de manières. Ce film, c'est une proposition. Il y a plein d'autres choses à faire qui peuvent accélérer un peu les particules et permettre une prise de conscience plus importante. Et je pense qu'on a les moyens d'être inventifs et créatifs pour changer le monde positivement.
C'est dans cet état d'esprit d'ailleurs que vous avez cosigné la tribune publiée par Cyril Dion dans le cadre du Festival de Cannes en juillet dernier, qui questionnait le rôle du 7e Art face aux enjeux écologiques.
Oui, absolument. J'ai beaucoup d'admiration pour Cyril Dion (réalisateur de Demain et Animal, NDLR). D'abord parce que c'est un activiste infatigable de la cause climatique et environnementale. Ensuite parce qu'il sait raconter des histoires : c'est un avocat de cette cause qui a une éloquence sur le sujet, il fait un travail de fond très important et il arrive à allier ça avec la forme.
Et puis, par ailleurs, par rapport à cette sélection dont nos deux films et cinq autres ont fait l'objet au Festival de Cannes, il a su nous rassembler. C'est vraiment sous son impulsion personnelle que cette tribune a été écrite, que cette conférence de presse des sept films pour le climat a eu lieu. C'est quelqu'un qui rassemble et qui est très informé. C'est un érudit de ces questions, ce qui n'est pas mon cas, et j'estime que j'ai beaucoup de choses à apprendre de lui.
Enfin, je suis très touchée de la manière dont il soutient ma démarche et mon film, qu'il est d'ailleurs venu voir en avant-première récemment. J'espère que ce sera un vrai compagnon de route.
Votre film, au-delà de Cannes, a eu beaucoup d'échos depuis dans des festivals, et notamment auprès du jeune public. Est-ce que vous vous attendiez à ce que ça touche autant une génération qui n'est peut être pas forcément habituée au format documentaire ? Et que ce que vous avez filmé trouve un écho chez eux ?
Marcher sur l'eau a vraiment été pensé, entre autres, à hauteur d'enfant. Je voulais plusieurs clés, plusieurs points d'entrée. Raconter l'enfance solitaire, c'est quelque chose qui me parlait. Moi j'ai été très privilégiée, j'ai eu beaucoup de chance dans l'existence, mais j'ai aussi eu mes parts de drame, de tragique : j'ai perdu mon père quand j'avais 8 ans, je n'ai pas grandi avec ma mère et je l'ai connue vraiment quand j'avais 17 ans. Et donc, l'enfance dans la solitude de ces blessures-là, c'est une des connexions que j'ai avec les enfants de Tatiste. Et j'ai eu à cœur de montrer ça. Montrer à quel point pour les enfants, c'est une vraie épreuve de voir les parents s'éloigner régulièrement.
Et puis je l'ai fait aussi pour que les enfants qui regardent le film puissent le comprendre. Je voulais faire un film familial, c'est à dire un film qui puisse être vu par les adultes ET les enfants, et que tout le monde y trouve son compte d'une certaine manière. Avec suffisamment de complexité mais que les choses soient limpides pour que ce soit audible par différents publics.
Et les récompenses qu'on a eues - notamment à Mon Premier Festival avec le Prix du public et le Prix pour la meilleure musique de Uèle Lamore qui a fait un travail incroyable - ce sont des prix dont je suis très fière et qui laissent présager un intérêt des jeunes pour notre film. D'ailleurs, il y a un livret pédagogique incroyablement bien fait qui a été réalisé par une enseignante à l'adresse des enseignants. Et puis le site propose d'aller au-delà du film à travers des informations et diverses actions pour les adultes ETpour les enfants.
Cette démarche s'inscrit pleinement dans ce qu'on appelle "le cinéma à impact", qui est portée par la société Echo Studio et votre producteur Jean-François Camilleri.
Oui, tout à fait. C'est vraiment l'idée de faire un film qui puisse poser une problématique, donner à voir une complexité d'ordre sociologique, environnemental ou autre, et qu'au-delà du film, un changement positif puisse avoir lieu dans la société.