Après Le Grand Méchant Renard et autres contes, qu'il avait co-réalisé avec Benjamin Renner, Patrick Imbert se lance, en solo, dans l'ascension d'un monument : Le Sommet des Dieux, manga en cinq tomes signé par la légende Jirô Taniguchi avec Baku Yumemakura au début des années 2000, autour des mystères qui entourent l'Everest.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, il s'agit de la première adaptation animée d'une œuve de Taniguchi, mort en 2017. Et celle-ci n'a pas été de tout repos, comme nous l'explique le réalisateur en compagnie des producteurs Jean-Charles Ostorero, Didier Brunner, Damien Brunner, Stephan Roelants et Fabien Renelli.
AlloCiné : Comment est née l'envie d'adapter ce manga ?
Jean-Charles Ostorero (Julianne Films) : Grand amateur de montagne depuis ma jeunesse et lecteur assidu de toute forme de récit d’expédition et d’ascension, je connaissais très bien l’histoire de la conquête de l’Everest et des trois expéditions auxquelles Mallory a participé en 1921, 1922 et celle qui lui fût fatale le 8 juin 1924. Je connaissais donc ce mystère de l’Everest et l’existence du Kodak Vest Pocket [son appareil photo, qui pourrait prouver s'il est arrivé au sommet mais n'a jamais été retrouvé, ndlr].
Mais, bien qu’ayant lu au moins cinq-six récits ou fictions sur cette épopée, jamais je ne me suis dit en refermant un de ces livres que j’aimerais qu’un film de fiction raconte ces faits. Il a fallu que je lise les cinq tomes du "Sommet des Dieux" en 2012 pour qu’il y ait en moi ce déclic grâce auquel l’aventure a démarré. C’est donc bien à la forme narrative du manga et surtout au dessin de Jirô Taniguchi que j’attribue cette envie, très vite devenue obsessionnelle.
Obtenir les droits auprès de ses auteurs a-t-il été facile ?
Jean-Charles Ostorero : Il a d’abord fallu plusieurs mois pour que cette idée, puis cette envie, à force de revenir frapper à la porte de mes nuits, deviennent suffisamment intenses pour que je me décide à y consacrer plusieurs années de ma vie. Tout a bien failli s’effondrer quand j’ai appris que les Editions Kana ne disposaient pas des droits d’adaptation, qui étaient restés aux mains des auteurs Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura.
Heureusement, la première des nombreuses bonnes étoiles qui ont couvé ce projet s’est levée à l’Est, en la personne de Corinne Quentin qui dirigeait le Bureau du Copyright Français de Tokyo et représentait les intérêts des auteurs. Elle m'a ainsi évité la méthode accélérée d’apprentissage du japonais ! Après quelques mois d’échanges, de courriers adressés aux auteurs et de discussions, ils ont accepté de me faire confiance. Ce dont je leur serai éternellement reconnaissant.
Je crois pouvoir dire que le fait d’avoir immédiatement positionné le projet comme une adaptation en animation a pesé dans la balance du choix, puisqu’il y avait un projet concurrent. Jirô Taniguchi, lui le maître du dessin, n’avait jamais vu son travail adapté sous cette forme. Je crois qu’il a été très sensible à ça et très curieux de voir le résultat.
Le fait d’avoir immédiatement positionné le projet comme une adaptation en animation a pesé dans la balance du choix des auteurs de céder les droits.
A-t-il pu participer au projet, d'une manière ou d'une autre, avant sa mort ?
Jean-Charles Ostorero : Hélas non. Ou pas suffisamment. Jirô Taniguchi est décédé le 11 février 2017, et cette disparition a été un grand traumatisme pour tous. Pour moi bien sûr, mais aussi pour mes partenaires co-producteurs qui avaient intégré la cordée quelques mois après la signature des droits : Didier et Damien Brunner et Stephan Roelants, le réalisateur Patrick Imbert, mais aussi toutes les équipes dans les studios ont été très affectés par cette disparition. Et plus encore, sans doute, parce que chacun a alors compris que Jirô Taniguchi ne verrait pas le film, ni la moindre image animée.
Au cours des trop rares fois où nous avions pu le rencontrer, il avait beaucoup aimé les directions narrative mais aussi artistique qui avaient été prises. Les recherches des personnages et décors lui plaisaient beaucoup. Je crois qu’il avait compris que nous voulions tous que ce film soit un hommage à son travail, mais aussi une vraie adaptation, sans trahison. C’était un homme très respectueux des autres, et des artistes en particulier. Dès lors qu’il avait accepté cette adaptation, il respectait le travail de Patrick Imbert et de ses équipes.
A quel moment de la pré-production Patrick Imbert est arrivé sur le projet, et en quoi sa présence a été décisive ?
Didier et Damien Brunner (Folivari) : Patrick était chef animateur sur Ernest et Célestine et avait montré une grande solidité face aux enjeux du film. Sa technicité et son approche artistique avaient, en collaboration avec le réalisateur et l’équipe, permis de faire un film remarqué. Quand nous avons produit Le Grand Méchant Renard et autres contes, il nous a paru évident que Patrick et Benjamin [Renner] devaient faire équipe pour co-réaliser ce joli projet.
Quand est arrivé Le Sommet des Dieux, il était nécessaire de confier le projet à un réalisateur qui aurait une vision singulière et originale pour raconter cette histoire hors du commun. Patrick fut pour nous une évidence, il partageait notre vision du film. La question à laquelle nous devions répondre était : "Comment adapter cette fresque fleuve et emblématique en seulement 1h30, tout en respectant l’essence du manga de Jirô Taniguchi ?" Autrement dit, pour adapter une œuvre de quelques 1000 pages, il fallait envisager une douce infidélité.
Patrick est arrivé dès l’écriture du scénario. Il a été moteur pour dialoguer et voyager entre faisabilité artistique et réalité de fabrication. Nous avons procédé par étapes. Il a relu les livres, qu’il connaissait par ailleurs, puis nous avons fait des recherches de personnages et de décors avant d’entamer une longue période d’écriture du scenario et du storyboard.
Patrick, j'ai lu que vous n'étiez pas un connaisseur de la montagne. Qu'est-ce qui vous a attiré sur ce projet ?
Patrick Imbert : J'ai dévoré le manga. Jirô Taniguchi est un conteur captivant, et ce quoi qu'il fasse. Qu'il s'agisse de montagne comme ici, de gastronomie comme dans "Le Gourmet solitaire" ou de tout autre thème. De plus, j'y ai vu une dimension universelle sur la quête de l'absolu et du "Pourquoi fait-on ce qu'on fait ?". Ça me parlait, d'autant que cette quête et cette question trouvaient un écho dans la démarche artistique. Pour finir, après des années à travailler pour les enfants, j'étais heureux de pouvoir aborder un univers plus adulte.
Comment transforme-t-on ces cinq tomes en un long métrage de 90 minutes ? Quels choix avez-vous dû faire ?
Patrick Imbert : J'ai essayé de comprendre ce que l'auteur du roman d'origine - dont le manga est une adaptation - avait voulu dire. Il me semblait, à tort ou à raison, que le fil rouge de cette histoire était l'itinéraire de ces deux hommes et que tout ce qui gravitait autour était accessoire. Certains choix se sont faits d'eux-mêmes, en fonction de la dimension "accessoire" des scènes : la partie polar mafieux, par exemple, n'avait pas sa place. Pour d'autres, c'était plus compliqué. On peut passer des mois voire des années à tergiverser sur l'opportunité de tel ou tel élément.
Y a-t-il un segment que vous avez été contraint d'abandonner alors que vous auriez aimé l'inclure dans le film ?
Patrick Imbert : Beaucoup en fait. Au départ on prévoit plein de choses mais on ne peut pas tout faire, pour des raisons financières bien sûr, mais aussi et surtout pour des raisons narratives. Il arrive qu'une scène géniale sur le papier tombe à plat une fois à l'écran, ou que tel passage, jusqu'alors très bien, devienne dissonant avec l'ajout d'un autre. Là, pas de scrupules, il faut couper. Au final, je n'ai pas de regrets, il reste ce qui devait rester pour le bien du film.
Montrer une suite d'exploits n'est pas très intéressant sur le plan narratif. L'échec, la compétition, la frustration et la douleur sont des matériaux bien plus riches.
"Le Sommet des Dieux" est atypique sur plusieurs aspects : c’est un film où le son prime souvent sur les paroles, et c’est un récit qui tourne autour d’un exploit mais raconte surtout des échecs.
Patrick Imbert : Le film est construit autour d'une opposition entre nature et civilisation, et sur une raréfaction de la parole. Alors oui, dans la deuxième partie, en montagne, il n'y a plus beaucoup de dialogues et le son devient particulièrement important, donc il convenait de le traiter comme un personnage. Montrer une suite d'exploits n'est pas très intéressant sur le plan narratif. En revanche, l'échec, la compétition, la frustration et la douleur sont des matériaux bien plus riches.
Combien d'années ont été nécessaires en tout ? Et combien de temps a pris chaque étape ?
Didier et Damien Brunner : Nous avons commencé à évoquer ce projet en collaboration avec Julianne Films fin 2013 - début 2014. Les premières recherches graphiques ont commencé au début de l’année 2015 afin de présenter le projet au Cartoon Movie [forum consacré aux projets d'animation, ndlr]. Le film a suscité de nombreux intérêts, ce qui nous a permis d’entamer la phase de financement. L’écriture du film a débuté en 2016 et s’est prolongée jusqu’à l’animatique en 2020.
En parallèle nous avons commencé la production et l’animation trait du film. Ont suivi l’animation couleur, le compositing, le design sonore, le mixage et la musique composée par Amine Bouhafa jusqu’à l’été 2021. Nous avons terminé le film juste à temps pour le présenter au Festival de Cannes, en avant-première mondiale [en juillet 2021, ndlr].
Le film parvient à être fidèle à l’esprit du manga tout en ayant sa propre identité visuelle : celle-ci a-t-elle été facile à établir, pour conserver l’essence sans la copier pour autant ?
Patrick Imbert : Rien n'a été facile. Il n'a jamais été question de recopier avec une fidélité absolue les dessins du manga. L'intérêt de l'œuvre de Taniguchi n'est pas là. Nous avons opté pour un réalisme légèrement stylisé qui répondait à mes goûts personnels, mais aussi à une certaine faisabilité technique. Quand on doit redessiner le même personnage 12 ou 24 fois par seconde, il est exclu de faire des hachures partout ou des motifs compliqués sur les vêtements.
Quelles techniques d'animation ont été utilisées ? Juste de la 2D ou un mélange de 2D et 3D ?
Patrick Imbert : Pour l'animation elle-même, la 2D numérique essentiellement. C'est la même technique que sur le papier : on fait chaque dessin à la main, mais sur l'ordinateur via la palette graphique. Et un peu de 3D, comme base de dessin à certains véhicules animés ou certains décors de bâtiments. En effet la 3D se prête à faire des blocs rudimentaires au milieu desquels on place la caméra comme on le souhaite, ça résout pas mal de problèmes de construction ou de perspective, ensuite on dessine les détails à la main.
Produire un film d'animation relève souvent du parcours du combattant. Vous êtes-vous sentis comme ces alpinistes lancés à l'assaut de l'Everest ?
Patrick Imbert : L'analogie est facile mais tellement vraie ! On ne s'est pas privés de l'utiliser tout au long de la production. Je parlais plus haut de l'obsession commune à l'alpinisme et à la création en général, c'est encore plus vrai dans l'animation : pourquoi faire autant de travail pour un film qui passe si vite ? Passer des jours, des semaines, pour faire une seconde ! Ça ne sert à rien, personne ne nous oblige à le faire, bref c'est absurde. Et pourtant on le fait. La différence avec l'alpinisme c'est qu'à part une tendinite du pouce, on ne risque pas grand chose.
Stéphan Roelants et Fabien Renelli (Melusine Productions) : Chaque nouveau film d’animation est un défi, donc la métaphore des alpinistes lancés à l’assaut de l’Everest est pertinente. Mais chaque film a ses particularités qui amènent de nouveaux obstacles à franchir et qui permettent à une équipe entière d’en sortir grandie artistiquement. C’est d’autant plus vrai dans le cadre du Sommet des Dieux, d’une part en raison du contexte et du temps disponible, et de l’autre du fait des fortes ambitions artistiques soulevées dans le cadre de la fabrication, que l’on parle de l’extrême qualité de l’animation ou du niveau de finition des décors.
Mener à bien un tel projet reste de toute façon assez prodigieux, et ce à toutes les étapes. Il faut y aller progressivement, apporter le soin nécessaire à l’écriture, surtout lorsque l’on doit adapter cinq volumes imposants en un film de 90 minutes, et au développement graphique. Puis prendre le temps de réunir le financement, alors que c’est un sujet de plus en plus complexe aujourd’hui, et de choisir les partenaires adéquats, qui partagent une philosophie similaire, afin de se lancer sereinement dans la fabrication.
Le Covid a surtout accentué des problèmes structurels en devenir et qui ont un impact à moyen ou long terme sur la capacité des producteurs à boucler le montage financier des projets en étude, ou à réunir le personnel artistique nécessaire dans les divers studios.
En quoi la crise du Covid a-t-elle eu un impact sur la production ?
Stéphan Roelants et Fabien Renelli : Le Sommet des Dieux aura été un cas d’école pour tout le monde dans le cadre du Covid. Nous étions déjà bien lancés dans la production lors de la crise, et quand le premier confinement est tombé à la mi-mars 2020, que ce soit en France ou au Luxembourg, tout était en cours : les décors au trait, la couleur, l’animation des personnages et des effets spéciaux - les chutes de neige notamment - et il fallait finaliser le montage définitif de l’animatique. Il était important de réagir vite et bien.
A la fois pour que chaque membre des équipes, peu importe le pays, soit en sécurité et dans une situation sanitaire viable, et pour continuer la fabrication, majoritairement en télétravail, à distance, de façon totalement inédite. Cela a exigé un certain tour de force de la part des responsables techniques, superviseurs divers et gestionnaires de production, afin que tout soit en place et, surtout, possible, à distance, dans les deux jours qui ont suivi les confinements nationaux.
Cela n’a pas été sans heurt, bien entendu, mais on peut se féliciter d’avoir eu une perte minime de productivité générale, malgré des conséquences attendues : désaffections, recrutements problématiques ou non assurés, difficultés techniques individuelles…
La communication est restée, dans l’ensemble, optimale. Même si rien ne remplace le contact humain quand il s’agit de partager un style, une procédure, une méthode, entre plusieurs membres d’une équipe. Au-delà de cela, le Covid a surtout accentué des problèmes structurels en devenir et qui ont un impact à moyen ou long terme sur la capacité des producteurs à boucler le montage financier des projets en étude, ou à réunir le personnel artistique nécessaire dans les divers studios.
Patrick Imbert : Chacun a beau être devant son ordinateur toute la journée, c'est vraiment un travail d'équipe, au sens où il est important de communiquer, d'expliquer ou même de mimer pour ce qui est de l'animation des personnages. À distance, et malgré la visioconférence, on accumule les petites erreurs et on perd du temps. Et puis quand les collaborateurs sont aussi des amis, c'est dur d'être loin d'eux.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 10 septembre 2021