Février 2021. Plus d'un mois après la diffusion de It's a Sin au Royaume-Uni, Russell T. Davies est comblé. Encensée par la critique, la série fait aussi battre le cœur des téléspectateurs. Sur les réseaux sociaux, la sortie du programme déclenche même une vague de témoignages de la part de ceux qui ont vécu les années sida de près. Installé dans son bureau, visage face caméra, le scénariste britannique s'adresse, tout sourire, aux journalistes étrangers présents pour la table ronde virtuelle. AlloCiné a eu la chance de participer à ce rendez-vous pour lui poser quelques questions.
La série sort alors que le monde est plongé dans une pandémie. Son sujet fait forcément écho à l’actualité. Mais plutôt que de proposer une fiction purement sombre et dramatique, vous choisissez l’inverse…
Russell T. Davies : En pleine pandémie, une série sur le sida aurait pu repousser le public. Le contraire s’est produit. J’ai été stupéfait par son succès et les nombreux retours que j’ai pu recevoir. Et comme vous dites, bien sûr j’aborde la mort de manière frontale, mais je ne vois pas l’intérêt de se souvenir des gens qu’à travers la mort. Il faut se remémorer la vie et la célébrer. Les années sont passées et nous devons regarder en arrière, repenser à toutes les bonnes choses et à quel point ces hommes étaient heureux d’être en vie. C’était mon plan à l’origine. La plupart des plans échouent, mais pas celui-ci.
AlloCiné : Une nouvelle génération découvre tout un pan de l’Histoire avec cette série. Écriviez-vous également avec ce public en tête ?
Tout à fait. It’s a Sin s’adresse à tout le monde, mais j’avais deux publics en tête. Une ancienne génération, qui a tout vécu de l’intérieur et qui souhaitait se rappeler de cette période. Il y a aussi des personnes de cette même génération qui ne réalisaient pas ce qu’ils se passait à cette époque. Ils sont nombreux. Et je visais un public plus jeune, loin d'imaginer cette réalité. Je ne leur reproche pas de ne pas savoir. Parfois, il suffit de regarder en arrière pour apprendre. Il y a des jeunes homos qui veulent en savoir plus sur leur propre Histoire. Beaucoup regardent la série avec leurs parents, c’est dingue. D’autres sont même furieux de constater le manque de compassion au cours de ces années-là.
J’espère que le public regardera la série avec une vraie indulgence. Notamment pour les familles. Avec les années, j’ai espoir que l'on puisse pardonner les parents qui n’ont pas su faire face. Il faut essayer de comprendre pourquoi ils ont réagi comme ça. Certaines familles ont dû attendre près de 40 ans pour accepter que leur fils soit mort du sida.
Certaines personnes ne voulaient pas du projet.
Vous aviez le même age que vos personnages pendant ces années. Quel était le moment qui vous a fait prendre conscience de la gravité de la situation ?
J’entendais beaucoup de rumeurs. Mais avant, il n’y avait pas Internet, ni de téléphone portable. En juin 1983, j’avais 20 ans, j’étais étudiant à Oxford. Je suis allé dans un kiosque pour acheter HIM, qui n’était pas une revue pornographique, mais un magazine gay. Sur la Une, il y avait un dessin d’Oliver Frey avec des hommes coincés dans un tube à essai en train de bouillir. Le titre disait : "Sida, la panique d’un complot mortel." Cela m'a stoppé en pleine rue. C’était efficace. Dans l’épisode 2, vous pouvez voir une pile de magazines et ce numéro de HIM apparaît. C’était si important pour moi que je devais le mettre.
Pourquoi écrire cette série seulement maintenant ?
J’ai longtemps été impliqué dans Doctor Who. En 2015, j’ai sorti une série intitulée Cucumber, sur la honte et la peur d’être gay. À ma surprise, elle n’a pas eu beaucoup de succès. J’ai fini d’écrire le dernier épisode à mon bureau en 2014 et c’est à ce moment que je me suis dit : "Maintenant, c’est le moment d’écrire It’s a Sin." Et puis ça a pris des années. Certaines personnes ne voulaient pas du projet. Ensuite, mon mari est décédé et Donald Trump a été élu. Cette élection m’a inspiré pour écrire Years and Years.
Il existe de nombreux films et séries sur le sida. Avez-vous une œuvre préférée ?
J’ai presque tout lu et vu sur le sida, qu’il s’agisse d’un film, d’un livre ou d’une série sur le sujet. Je suis attiré par ces histoires car c’était ma vie. Toutes ces œuvres m’ont également permis de me situer sur ce qui a déjà été dit et montré. J’adore 120 Battements par minute, qui choisit l’angle militant. Dans l’épisode 4 de la série It’s a Sin, il y a une scène similaire, mais ce n’est pas le sujet principal. Pareil pour The Normal Heart, qui est une pièce enragée, un cri de colère. J’ai donc pu m’en distancier. Il y a également un superbe film australien, Holding The Man, qui a l’une des plus belles scènes de mort de toute l’Histoire du cinéma.
Avec Queer as Folk et désormais It’s a Sin, vous êtes considéré comme l’une des voix LGBT+ les plus importantes dans l'industrie. Que pensez-vous de cette responsabilité ?
Je suis sûr que cela emmerde certaines personnes (rires). Mais c’est un honneur et je crois que je m’en sors bien. Ce travail, je le prends au sérieux. Je suis très critique envers moi-même. Pour Queer as Folk, je voulais célébrer la communauté gay. Avec le succès de It’s a Sin, une série sur le sida, j’espère que les producteurs se diront : "Tiens, on peut s’attaquer à tous les sujets et faire quelque chose qui marche." Il faut insister. Après ma mort, j’espère qu’il existera tous types de séries queer. Et sans que l’on réclame de la représentation. Le public hétérosexuel peut bien avoir des super-héros, et tout un tas de choses sans se demander : "Où je me trouve là-dedans ?". Nous devons arriver à cet objectif. C’est un long chemin, mais cela doit être possible.
Propos recueillis par Thomas Desroches, à Paris, le 18 février 2021.
Découvrez la bande originale de la série "It's a Sin" :