Comme Luana Bajrami, que nous avions rencontrée la veille, ou Vanessa Paradis, sa présidente sur les planches, Bruno Podalydès a une double-actualité dans ce 46è Festival du Cinéma Américain de Deauville : membre du jury, il a en effet présenté son nouveau film, Les 2 Alfred, en avant-première. Une séance triomphale avec un opus qui confirme qu'il est bien l'un des meilleurs auteurs de comédie en France, et dans lequel il égratigne la société actuelle tel un Ken Loach burlesque. Un long métrage dont l'acteur et réalisateur nous a parlé au lendemain de la projection, en évoquant également son rapport au cinéma en cette année 2020.
LE CINÉMA AU TEMPS DU COVID
AlloCiné : Plus que l'expérience de juré en elle-même, comment vivez-vous le fait de faire partie du Jury de cette édition si particulière du festival ?
Bruno Podalydès : Je suis content de voir des films américains que je ne verrais sans doute pas autrement au cinéma, comme ça. Parce que grâce à cette sélection, on a des nouvelles de l'Amérique en direct, plus qu'avec les dernières blagues de Trump. On a l'impression d'avoir des nouvelles de toute l'Amérique, de différentes classes d'âge, différents classes sociales, différents états du pays.
Votre rapport au cinéma a-t-il changé pendant le confinement ? En vous faisant davantage réaliser l'importance que le cinéma avait dans votre vie, comme acteur, réalisateur et spectateur ?
Oh non, je n'ai pas attendu le confinement pour ça. Mais j'ai l'impression que beaucoup de gens ont senti que la salle était irremplaçable. Grâce aux plateformes, et on peut les en remercier, on a vu beaucoup de films en étant bloqué chez soi, mais je crois qu'on était nombreux à souhaiter retourner dans les salles. Et tout ceci est complémentaire : on peut voir des films de patrimoine grâce aux plateformes et des nouveautés au cinéma, dans une fonction plus exploratrice.
Beaucoup de gens ont senti que la salle de cinéma était irremplaçable
Ça veut donc dire que vous êtes optimiste quand à l'avenir des salles de cinéma dont beaucoup président la mort ?
Je ne crois pas à cette idée de mort du cinéma. Et je ne dirais pas que je suis optimiste : je ne suis pas pessimiste. Ça n'est pas tout à fait pareil. Ça fait longtemps que l'on nous annonce la mort du cinéma, et je n'aime pas beaucoup ça. Et puis si on regarde l'Histoire…
Ça revient presqu'à chaque décennie.
Oui c'est ça. Il y a comme une mélancolie complaisante avec le cinéma, comme si c'était toujours la fin, la trace. Le cinéma évolue et j'ai beaucoup apprécié le passage au numérique dans mon travail, de pouvoir tourner et monter avec, puis il y a les projections en numérique maintenant, que je trouve très très belles. A chaque fois on pense qu'une technique va mettre à mal l'art en question, mais pas du tout. Au contraire même, ça l'enrichit, ça le change. Nous sommes dans une période de transition, donc il faut trouver la combinaison pour que ceux qui profitent des films les financent aussi. Les plateformes ne sont aujourd'hui pas assez impliquées dans les processus de financement, donc c'est très bancal et ça ne va pas. La loi doit entrer en jeu pour équilibrer les choses.
Qu'est-ce que le passage au numérique a changé dans votre travail, concrètement ?
Dans les salles, après un mois d'exploitation, la copie sera toujours neuve, alors qu'avant on avait des sautes d'images, des rayures et des poussières. Et on ratait des images à chaque changement de bobine, le son s'abîmait… Là j'apprécie beaucoup que ce soit toujours en super état. Les normes sont beaucoup plus constantes, alors qu'avant ça fluctuait beaucoup d'une salle à l'autre. Au tournage c'est pareil : on gagne presqu'une heure de tournage par jour parce que les nouvelles caméras arrivent vraiment à filmer les basses lumières. On n'est pas obligés de bombarder les acteurs pour avoir de la profondeur. Et au montage on peut modifier quelque chose sans tout défaire. Ça n'est plus la peine de trop se parler, on peut tout de suite essayer, sans trop casser ce qu'on a fait avant. On explore plein de pistes, on a beaucoup plus d'humilité maintenant. On est moins obligés d'anticiper le résultat : on le fait et on voit si ça marche.
LE CINÉMA AMÉRICAIN
Y a-t-il un film que vous associez à votre découverte du cinéma américain ?
Pour plusieurs générations, on a découvert le cinéma américain avant le cinéma français grâce aux films de Walt Disney. Ils étaient tellement universels qu'on ne se disait d'ailleurs pas qu'on était chez les Américains.
Surtout qu'on les a découverts avec le doublage français.
Oui déjà, et ils reprenaient des histoires européennes, de Pinocchio à La Petite sirène. Donc c'était international. Et c'est l'une des vertus du cinéma américain, c'est d'avoir accueilli des cinéastes du monde entier, ce qui fait que leur cinéma reste international, de découverte. Comme en France, où on accueille beaucoup de cinéastes étrangers.
Y a-t-il un réalisateur américain que vous appréciez particulièrement et qui vous inspire ?
Il y en a plusieurs, et j'ai envie de dire Frank Capra du côté des comédies, Billy Wilder aussi. Dans les grandes comédies américaines. J'étais très marqué, étant enfant, par les westerns, que je regardais tous les dimanches soirs à la télévision. Ce sont vraiment des films d'enfance, les films de John Ford ou d'Howard Hawks.
"Rio Bravo", l'un des grands westerns d'Howard Hawks :
LES 2 ALFRED
On retrouve un peu de Capra et de Wilder dans votre cinéma, et c'est encore le cas avec "Les 2 Alfred", avec l'humanisme du premier, et le sens du détail et de la précision du second. Est-ce que vous prenez beaucoup de notes en observant ce qui vous entoure avant d'écrire un scénario, ou suivez-vous un autre processus ?
C'est un mélange des deux. Je trouve une méthode d'écriture à chaque film. Je n'ai pas un seul procédé. Il y a des films qui sont nés d'une multitude de notes prises au jour le jour, d'autres d'une adaptation de livres [Le Mystère de la chambre jaune, Le Parfum de la dame en noir, Bécassine, ndlr] où j'avais déjà mon conducteur. Pour Les 2 Alfred, j'avais cette idée d'un gars qui doit cacher qu'il a des enfants, mais après je ne savais pas trop comment me sortir de cette histoire, donc c'est venu en écrivant.
Est-ce l'observation de la société, et votre réaction face à elle, qui a débloqué l'histoire ? Car il s'agit de votre film le plus actuel.
Je n'ai pas cherché à faire un film actuel, et c'est même comique car, pour Les 2 Alfred, je voulais faire un film d'anticipation, une projection sur deux ou trois ans, où il y aurait plus de voitures autonomes notamment. Mais je ne pensais pas qu'avec le confinement, ça allait s'accélérer et que tout le monde allait devenir usager de Zoom et Skype. Je me soucie très peu de cette histoire d'être actuel ou pas, car j'essaye de faire en sorte que mes films ne vieillissent pas trop vite : si vous filmez des textos sur un iPhone et qu'Apple change sa mise en page, votre film va devenir hyper daté. Donc pour chaque film je créé des systèmes de textos qui lui sont propres, indépendants du paysage que l'on a nous.
Il y a cet adage qui dit qu'un film s'écrit trois fois : au scénario, pendant le tournage et au montage. Quelle part de réécriture y a-t-il dans la mise en scène chez vous, avec tous ces petits détails visuels, cette manière de faire naître de la poésie là où on ne l'attend pas forcément ?
Je n'ai pas le sentiment de réécrire sur le plateau, car je n'ai vraiment pas le temps vu la cadence de tournage. Je fais juste en sorte d'avoir un maximum de matériel pour le montage. C'est plutôt là qu'il y a une deuxième écriture, même si je reste quand même très fidèle à mon scénario car je tourne peu d'improvisations, donc je n'ai pas beaucoup de choses en plus. C'est plutôt de l'élimination, car on se rend compte qu'une chose a été dite alors que ça n'était pas nécessaire.
Et c'est difficile pour moi car j'aime beaucoup l'humour de répétition, j'aime réitérer la même blague. C'est comme le gag avec le drone dans le film : il y en a cinq, et il faut quand même que ce soit insistant pour que cela ne soit pas anecdotique. Le montage pour moi, c'est surtout une question de rythme. C'est très dur, quand on écrit le scénario, d'anticiper sur le phrasé des acteurs, la vitesse d'un plan et d'un cadrage. C'est le montage qui permet de trouver ce rythme, et c'est fondamental dans un film, comédie ou pas d'ailleurs. Le rythme peut être très lent, ça n'est pas un problème, mais il faut que le film ait un rapport au temps particulier.
Le rythme est fondamental dans un film, comédie ou pas.
Pourquoi avoir choisi ce titre, "Les 2 Alfred" ? Car il désigne une peluche qui n'est finalement qu'accessoire dans le film, même si elle provoque la rencontre des deux personnages principaux.
Il avait plusieurs sens. C'était des petits singes ce qui renvoie à la symbolique des petits singes qui ne voient pas, n'entendent pas et ne parlent pas. Y a le fait que Denis [Podalydès] et moi sommes un peu les deux Alfred, car on a beaucoup aimé Les Malheurs d'Alfred de Pierre Richard. L'idée qu'on se passe ça comme un bâton de relais, car quand vous avez un doudou en main, vous êtes responsable de son propriétaire. Mais vous parlez d'accessoire, et c'est ce que j'aimais. Je ne voulais pas que le titre induise un message. J'aime beaucoup que le spectateur soit libre devant les films, donc quand le titre est de l'ordre de l'accessoire, l'essentiel du film n'est pas dit et reste préservé.
Et puis ce titre fait aussi penser à une fable.
Oui c'est vrai, absolument. Comme un fable de La Fontaine. Genre "La poule et le coq".
"Les 2 Alfred" sortira dans les salles françaises le 13 janvier 2021
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 8 septembre 2020