Le 18 juillet 2008, Christopher Nolan confirme les espoirs placés en lui par Hollywood avec l'un des films les plus attendus de l'année : The Dark Knight. Soit la suite de son très encourageant Batman Begins, qui avait redoré le blason de l'Homme Chauve-Souris malgré quelques défauts. Plus sombre et maîtrisé, davantage ancré dans l'Amérique de l'après-11-Septembre et porté par la performance démente d'Heath Ledger en Joker, l'opus remporte tous les suffrages, séduit aussi bien la critique que le public, et signe, à l'époque, le meilleur démarrage de tous les temps aux États-Unis, avec 158,4 millions de dollars de recettes pour son premier week-end d'exploitation. Son parcours le mènera jusqu'au cap du milliard de billets verts puis aux Oscars (Meilleur Montage Son et Meilleur Acteur dans un Second Rôle), et génèrera une énorme attente chez ses fans, impatients de découvrir le troisième et dernier volet de la trilogie.
Ce qui ne sera pas pour tout de suite. Ayant désormais acquis assez de poids auprès de la Warner, avec qui il travaille depuis Insomnia, le réalisateur anglais se lance dans un projet plus personnel sur lequel il planche depuis de nombreuses années et dont il avait justement parlé au studio après avoir achevé leur première collaboration : Inception, thriller d'espionnage se déroulant "dans l'architecture de l'esprit", selon les mots du réalisateur et scénariste. Celui-ci obtient immédiatement l'approbation des producteurs mais demande à ce que, plutôt que de lui fixer une date de rendu, on lui laisse le temps d'écrire ce film, le premier dont il est le seul auteur et qui ne soit pas une adaptation depuis Following (1998), son premier long métrage. Ce qui devait être l'affaire de quelques mois prendra finalement huit ans, et le résultat sort dans les salles mondiales au cœur de l'été 2010.
Même s'il est moins important que celui de son opus précédent, le succès est de nouveau au rendez-vous et Inception engrange 829,9 millions de dollars dans le monde (quatrième plus gros score de 2010, derrière Harry Potter 7.1, Alice au pays des merveilles et Toy Story 3) avant de décrocher quatre Oscars, dont ceux des Meilleurs Effets Spéciaux et de la Meilleure Photo, trophée qu'il sera le dernier long métrage tourné sur pellicule à recevoir jusqu'à La La Land en 2017. Un véritable carton plein pour un film original, qui génère bon nombre de discussions et théories autour de sa fin ouverte, et impose le nom de Christopher Nolan auprès du grand public. Lorsque le long métrage sort sur les écrans, les affiches ne le présentent que comme "le réalisateur de The Dark Knight". Mais c'est à partir de là que les choses changent, grâce à ce qui constitue la pierre angulaire de son cinéma, tant sur le plan visuel que thématique.
I DREAMED A DREAM…
A l'heure où Tenet, son onzième long métrage, se fait attendre, revoir Inception de façon rétrospective, en ayant ses opus suivants en tête, nous rappelle un peu plus son importance dans la filmographie de son metteur en scène. Car il y a clairement un avant et un après. Dès The Dark Knight, les choses commencent à bouger, car c'est à ce moment-là que l'on sent un réalisateur qui a davantage su imposer ses choix que dans Batman Begins, et continue de se passer d'une seconde équipe, pour avoir un contrôle total sur ce qui est mis en boîte. Ce qui s'accorde avec sa volonté de faire preuve de réalisme, autant que possible, et de maximiser les effets pratiques : au camion retourné en pleine rue lors de l'affrontrement entre le Joker et l'Homme Chauve-Souris succède la célèbre séquence dans le couloir tournant, conçue à l'aide d'un décor mobile et de câbles qui ont demandé un grand investissement physique à Joseph Gordon-Levitt, dans un long métrage qui ne compte que 400 trucages numériques (contre 1400 pour Avatar, sorti quelques mois plus tôt).
Très largement mis en avant dans la promotion d'Inception, cet élément deviendra un gimmick des Nolan suivant, entre l'avion tracté par un autre puis décapité dans le prologue de The Dark Knight Rises ou le robot TARS animé mécaniquement dans Interstellar (en plus des lois physiques existantes respectées par le réalisateur). Sans oublier l'usage de véhicules datant de la Seconde Guerre Mondiale pour Dunkerque, film accompagné par une rumeur étonnante, selon laquelle le cinéaste aurait voulu crasher un avion de l'époque pour les besoins d'une scène. "Je ne suis pas aussi irresponsable", avait rétorqué, en riant, le principal intéressé quand le magazine Empire l'avait interrogé sur cette légende urbaine qui lui a visiblement inspiré l'un des dialogues de Tenet, lorsque Robert Pattinson, avec un look très proche de celui de son réalisateur, explique qu'il a besoin d'écraser un avion pour les besoins de la mission, avec une précision : "Pas au sol, ne dramatisez pas." Comme un clin-d'œil de la part d'un homme conscient de l'image qu'il renvoie auprès de ses producteurs, avec ses rêves de grandeur qui se réalisent vraiment depuis Inception.
"Aie pas peur de rêver un peu plus gros, chéri", dit Eames (Tom Hardy) à Arthur (Joseph Gordon-Levitt) dans l'une des scènes d'Inception. Difficile de ne pas y voir le crédo de Christopher Nolan qui, comme nous l'avons vu, est le seul auteur d'un scénario qui ne se base sur aucune œuvre préexistante. Comme Following, mais avec une nuance de taille, car c'est là qu'il se met à créer des mondes dont il définit les règles et devient un bâtisseur. Ou plutôt un architecte comme Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) qui, non content d'emprunter son nom de famille à Henry N. Cobb, concepteur de plusieurs gratte-ciels, et de régulièrement nous rappeler les règles de l'univers, ressemble beaucoup au metteur en scène sur le plan physique. Lequel a souvent parlé, au moment de la promotion, de son "rêve" de diriger un James Bond qui a en grande partie influencé ce film-ci (et notamment Au Service Secret de Sa Majesté, son épisode préféré, qui a inspiré le climax enneigé), et comparé l'équipe formée par les héros à celle d'un long métrage.
"Lorsqu'il a fallu tenter d'écrire sur un processus créatif d'équipe, j'ai écrit sur ce que je connais", a-t-il expliqué à Entertainment Weekly. Et c'est ainsi que Fischer (Cillian Murphy) serait le public, Saito (Ken Watanabe) le studio, Eames l'acteur, Ariadne (Ellen Page) la cheffe décoratrice, Arthur le producteur et, donc, Cobb le réalisateur. Mais un metteur en scène qui parle d'idée capables d'"ériger des villes" ou "transformer le monde et changer la donne", se révèle à la fois maître de son art et dépassé par celui-ci, et cherche sans cesse à innover ("Ne recrée jamais de mémoire. Invente des lieux", dit-il dans une scène) au même titre que Christopher Nolan lui-même : "Kubrick avait réussi, en 1968, à se débarrasser complètement de toutes les règles qui lui étaient imposées et à réinventer totalement le cinéma", a-t-il expliqué lors d'une masterclass donnée au Festival de Cannes 2018, en marge de la présentation d'une version de 2001 dont il a supervisé la restauration. "Donc pourquoi pas nous ? Pourquoi est-ce que d'autres réalisateurs et moi-même n'essayerions pas de repousser, jusqu'à l'extrême, les limites et cadres théoriques que l'on pourrait tenter de nous imposer ?" Dont acte avec Inception et ses rêves partagés qui évoquent l'expérience commune de la salle de cinéma.
Un long métrage centré sur un personnage principal qui conçoit des rêves tandis que le réalisateur met les siens en images et crée de toutes pièces le monde dans lequel il pourra brasser ses obsessions, de la mort à la famille, en passant par la manipulation, l'un de ses thèmes fétiches. Plus encore que dans certains de ses films précédents, celui-ci s'incarne dans la forme, avec ce flou entre rêve et réalité qui perdure jusque dans la fin ouverte avec cette toupie qui semble tourner à l'infini, comme sur le fond. De la même façon que dans Le Prestige, les twists ne sont pas plus importants que ce qu'ils cachent : à l'image de Borden (Christian Bale) et Angier (Hugh Jackman) réunis, Cobb est un homme marqué par un deuil, autre notion centrale de la filmographie de Nolan, qui cherche à repousser les limites de son art, quitte à consentir à plusieurs sacrifices et perdre pied dans les illusions auxquelles il a lui-même donné naissance. Comme si ce cinéaste, avide de contrôle et qui compare son travail à celui d'un prestidigitateur, voulait à la fois évoquer sa façon de faire et de se consacrer pleinement à son métier que ses angoisses.
S'il avait plus d'une fois été reproché à Christopher Nolan une œuvre qui manque d'émotion, celle-ci a commencé à pointer le bout de son nez dans Le Prestige ou The Dark Knight (avec la mort de Rachel Dawes) et s'exprime bien mieux ici, tant dans le cœur de la mission de Cobb, désireux de retrouver sa famille, que le dénouement aux accents psychanalytiques lié à Fischer et son père. Ce sera de nouveau le cas dans Interstellar et même Dunkerque, où le motif humain s'accorde avec les concepts théoriques et les univers conçus par le réalisateur, en pleine possession de ses moyens et de ses personnages : "C'est par leurs actions qu'ils se définissent et ça a toujours été le principe d'écriture de tous mes films, quels que soient leurs genres. Et du moment que vous caractérisez vos personnages de cette façon, vous avez besoin de les placer dans des situations poussées à l'extrême", expliquait-il, toujours à Cannes en 2018. "Il est assez naturel que, s'il s'agit de forcer le trait, pour quelqu'un comme moi qui a un besoin vital de confiance mais aussi une hantise proportionnelle de la trahison, les extrêmes vers lesquels je vais pousser mes personnages relèvent du mélodrame."
"Vos vies comme la mienne sont heureusement tranquilles, mais nous avons besoin de nous projeter sur grand écran avec des personnages qui doivent être confrontés à des situations difficiles, extrêmes." Plus que jamais avec Inception, "se projeter" devient le maître-mot d'un cinéaste qui, de son côté de la caméra, met davantage de lui-même et augmente aussi son niveau de difficulté à chaque nouveau film, en alternant les genres (SF, espionnage, guerre) et les concepts autour d'une autre de ses obsessions majeures : le temps. Dans les flashbacks de Following, le montage et la maladie du héros de Memento, les cicatrices sur le corps de Bruce Wayne, symbole des années passées à combattre le crime dans The Dark Knight Rises…, cette notion revient partout chez le Britannique. Mais en 2010, elle devient une composante de l'univers auquel il donne naissance, une arme que l'on peut manipuler, aussi bien à l'écran qu'en-dehors, grâce à la magie du montage alterné dont il se sert pour faire monter la tension.
TEMPS QU'IL Y AURA DES HOMMES
Sur ce plan aussi, The Dark Knight a préfiguré Inception avec la séquence au cours de laquelle des menaces de mort pèsent sur les pouvoirs exécutifs en place et dont le rythme va crescendo. Avec ses trois niveaux de rêve dans lesquels le temps s'écoule différemment et la vitesse de défilement de l'image varie (tout autant que les conditions météorologiques, pour nous aider à nous repérer), le long métrage sorti en 2010 va encore plus loin. Christopher Nolan poursuivra sur sa lancée avec les voyages dans l'espace et le temps d'Interstellar, et son approche de Dunkerque, film de guerre profondément nolanien puisqu'il se présente comme un concept temporel à lui tout seul dans sa manière de revisiter l'opération Dynamo menée sur les plages de la ville du Nord de la France en juin 1940 à travers trois points de vue et autant de lieux (la terre, la mer et le ciel) et de temporalités (une semaine, une journée et une heure). Et ce avant de jouer la carte de l'inversion dans Tenet et ses scènes d'action où il devrait être possible d'agir à rebours.
Tour-à-tout décrit comme un cousin d'Inception, sa suite spirituelle ou son croisement avec La Mort aux trousses, Tenet présente, au premier abord, bon nombre de similitudes avec le long métrage qui souffle aujourd'hui sa dixième bougie : la même palette de couleurs un peu froides, un titre intrigant, un concept fort, des images immédiatement marquantes (hier les immeubles de Paris qui se retournent sur eux-mêmes, aujourd'hui une balle qui revient dans l'arme de son propriétaire), une volonté affichée de nous retourner le cerveau, la présence de Michael Caine au casting ou encore cette culture du secret qui rend d'autant plus frustrants ses divers reports liés à la crise du Covid-19.
Mais ces ingrédients font, depuis maintenant une décennie, le sel d'un film de Christopher Nolan, qui se présente comme un événement avant et après sa sortie, grâce aux débats et interprétations qu'il fait naître. Et auxquels il participe parfois. Comme lorsqu'il a donné son point de vue sur la célèbre toupie, en précisant que, selon lui, Cobb était bel et bien rentré chez lui et que si le générique de fin se lance avant que l'on ne puisse voir si l'objet tombe ou non, c'est pour montrer qu'il n'est plus obsédé par ces rêves dans lesquels il se réfugiait. Ou comment refaire passer l'humain avant le twist… non sans préciser que tout restait ouvert à l'interprétation de chacun.
Mais c'est bien à partir d'Inception que les films de celui qui conçoit sa mise en scène en trois dimensions (mais se refuse l'usage de la 3D) deviennent des expériences qui se vivent sur plusieurs temporalités (avant, pendant et après la séance). Le faiseur plus qu'habile aux obsessions récurrentes devient alors un vrai auteur qui plonge les spectateurs au sein de mondes nés dans son esprit (y compris lorsqu'il s'inspire de faits réels pour créer une bulle temporelle), dans des longs métrages que l'on sent plus personnels. Des univers parfois labyrinthiques, en accord avec le logo de Syncopy, sa société de production, tout autant que sa réputation de réalisateur de l'esprit, où il privilégie l'immersion grâce au format IMAX et à l'usage de la pellicule : "L'image analogique est la plus proche de la façon dont un oeil voit le monde et il n'y a pas de meilleure façon pour le spectateur de se laisser emporter par l'expérience que lui offre le grand écran et d'adhérer à ce qu'il voit", disait-il sur la Croisette. Comme dans Le Prestige ou sa manière de ressusciter Batman, Christopher Nolan navigue entre tradition et modernité pour proposer un cinéma à la fois spectaculaire et intimiste, cérébral et humain, qui atteint à la fois les yeux, le cerveau et le cœur de ceux qui s'y aventurent.
En altérant la réalité de la même façon que Cobb et les siens, en jouant sur le temps jusqu'à faire des ellipses de objets de manipulation, et en faisant confiance à l'intelligence de son spectateur, Christopher Nolan rappelle que "grand public" et "exigence" peuvent aller ensemble, et que l'originalité à Hollywood ne se conjugue pas nécessairement au passé. Grâce au succès d'Inception, son nom apparaît sur les affiches et bandes-annonces avant ses précédentes réalisations, et il fait partie des rares personnes à pouvoir tenir tête à des marques telles que Marvel ou DC Comics, malgré des résultats un peu moins importants au box-office. Le long métrage sorti en 2010 lui a également donné encore un plus de poids au sein de la Warner qui, selon la légende, se serait vue opposer une fin de non recevoir lorsqu'elle aurait tenter d'imposer Leonardo DiCaprio en Homme Mystère dans The Dark Knight Rises.
RÉVOLUTION 2.0 ?
De la même manière que Cobb met en place ce dernier coup pour renouer avec sa liberté, Christopher Nolan est parvenu à acquérir la sienne sur le plan créatif au sein de la Warner, qui l'avait d'abord engagé pour diriger le remake d'un polar norvégien dont il n'a pas écrit le scénario. Grâce à Inception, qui rassemble ses thèmes de prédilection dans une forme nouvelle, il impose son style et le succès de The Dark Knight Rises deux ans plus tard conforte son statut en lui permettant d'être l'un des rares cinéastes à qui l'on octroie des budgets pharaoniques pour des projets originaux. Presqu'une anomalie à l'heure où la "pre-awareness" (exploitation de marques déjà connues et identifiées par le public, pour limiter la prise de risques) régit bon nombre de décisions hollywoodiennes en matière de blockbuster. Devenu une franchise à lui tout seul, il parvient à la fois à creuser la veine initiée il y a dix ans et à se renouveler en lui donnant des formes différentes. Revoir son opus de 2010 aujourd'hui permet un peu plus d'en saisir la richesse et l'importance au sein de sa filmographie.
La plupart des obsessions étaient déjà là avant. Depuis Following, qui ressemble à un solide brouillon de ce que deviendra sa filmographie. Voire le court métrage Doodlebug (1997), dans lequel on retrouve l'effet Droste (visualisation graphique de la mise en abyme) qui est au cœur de la scène des miroirs à Paris. Mais c'est avec Inception qu'il trouve cette nouvelle manière de les agencer qui lui donnera l'identité de cinéaste qui est la sienne aujourd'hui, tant sur l'écran que dans sa manière de promouvoir chacun de ses longs métrages. Un opus matriciel dont on retrouve des traces dans les suivants, qu'il s'agisse d'Interstellar ou Dunkerque. Ou encore Tenet, avec qui il semble avoir beaucoup de points communs mais où Christopher Nolan renouvelle une partie de sa famille de cinéma (l'oscarisé Ludwig Göransson remplace le fidèle Hans Zimmer à la musique, Jennifer Lame succède à Lee Smith au montage) avec des acteurs tels que John David Washington, Elizabeth Debicki ou Robert Pattinson, qui n'étaient jamais passés devant sa caméra auparavant. Dix ans après nous avoir retourné la tête comme il l'a fait avec les rues de Paris, le cinéaste va-t-il à nouveau redéfinir les contours son cinéma ? Réponse, on l'espère, le plus tôt possible.