Eva, 33 ans, décide de rester à Madrid pour le mois d’août, tandis que ses amis sont partis en vacances. Les jours s’écoulent dans une torpeur madrilène festive et joyeuse et sont autant d’opportunités de rencontres pour la jeune femme...
Allociné : Eva en août est votre cinquième long-métrage. Dans le générique de fin, chose assez rare, vous citez les livres qui ont influencé votre travail, des essais de Stanley Cavell au poète R.W. Emerson en passant par les Noces Blanches de Dostoïevski. Quel a été le point de départ du film ?
Jonás Trueba : Il y a forcément des choses qui nous nourrissent, qui nous accompagnent et nous inspirent pendant le processus de création d'un film. Plutôt que de s'en cacher ou de ne pas l'avouer, comme on peut avoir tendance à le faire, je trouvais, sans aucune pédanterie mais au contraire par humilité et reconnaissance pour ces inspirations que j'ai pu recevoir et cette compagnie pendant que nous créions un film, de les reconnaître. Idéalement, ces sources apparaissent à l'image, dans la mise en scène, mais quand le lien n'est pas assez évident ça me semblait intéressant aussi de leur faire un clin d'oeil dans le générique. Il ya a bien sûr des références cinématographiques, mais pour moi les sources les plus solides sont les sources littéraires; c'est pour cela que j'ai voulu citer Emerson, ou les Nuits Blanches de Dostoïevski mais aussi les œuvres d'un ami poète espagnol, car ce sont des choses qui nous ont accompagnées. C'est assez systématiquement le cas; il y a souvent des textes lus, ou des chansons, qui deviennent un peu des piliers pendant la conception d'un film, et je trouve ça bien de les souligner.
Le titre original, "La Virgen de Agosto", est un élément d'interprétation central du film. Comment l'avez-vous choisi ? Ne redoutiez-vous pas d'orienter le regard du spectateur ? En France notamment, le titre est devenu "Eva en août", plus élusif...
Jonás Trueba : Nous avons beaucoup discuté du titre avec notre distributeur, nous avions des doutes, mais dans ce cas précis j'en ai discuté avec un ami en France, et nous trouvions que la traduction littérale du titre, "la Vierge d'août", perdait quelque chose et ne sonnait pas bien. Aussi, il n'avait pas la même résonance; en espagnol, "la Virgen de Agosto" renvoie à la fête nationale du 15 août, l'ascension de la Vierge. C'est une célébration ancrée dans les mœurs, et nous avons voulu ironiser, jouer avec cette notion de la Vierge d'août qui a une résonance très forte. On dit souvent de nous que nous aimons choisir de grands titres pour de petits films. (rires) Mais je pense que la solution française au titre est bonne, car elle retrouve une sonorité, et Eva, qui est le prénom de l'héroïne, possède également une résonance religieuse, celle de la première femme de la Création. Ça nous plaît qu'il soit différent !
Itsaso Arana : peut-être même que le film est différent ici ! Ce serait génial.
Jonás Trueba : Je l'espère !
Itsaso Arana : Dans tous les cas, le film sera vu sous un autre œil, car les références culturelles et leur résonance sont différentes.
Le personnage d'Eva est comme une sorte de page blanche; nous savons peu de choses d'elle, et pourtant nous arrivons à nous projeter à travers son regard. En tant qu'actrice et en tant que metteur en scène, comment avez-vous construit et travaillé ce personnage ?
Itsaso Arana : En vérité, comme nous avons écrit le film ensemble Jonas et moi, j'avais l'impression de participer à quelque chose de plus grand que la simple création d'un personnage, dans que nous essayions de raconter. Ce travail d'élaboration du personnage faisait partie de cette vision plus large sur le film que j'ai eu le privilège d'avoir en l'écrivant. Une fois cette vision mise en place, il s'agissait de créer ce qui était au centre, et d'imaginer Eva. Comme vous dites, c'est un peu comme une page blanche, c'est un personnage qui facilite presque la vie des autres, mais elle n'affirme pas sa personnalité. Elle est aussi à un moment de suspension dans sa vie. Le film parle de la redécouverte de soi; Eva est un personnage qui aide les autres, mais elle n'arrive pas à de demander de l'aide. Ça lui coûte. Elle aide les autres mais c'est peut être elle qui a besoin qu'on l'aide ! (rires) En tant qu'actrice, c'était pour moi un grand défi de parler de thèmes existentiels avec une apparence légère, et je pense que la meilleure manière de le faire était d'être transparente, de laisser faire et surtout de faire confiance au spectateur, pour que ce que pouvait penser ou ressentir Eva puisse se transmettre à travers moi. Il y a une grande part d'autoportrait dans ce film. Lorsqu'on voit Eva, on peut apprendre à me connaître. C'est un travail de transparence où j'ai du montrer beaucoup de moi-même, avec honnêteté et simplicité.
Eva vit dans le moment présent. Son séjour estival à Madrid ressemble à un acte de foi : à travers ses différentes rencontres, elle effectue une sorte de pénitence. C'est aussi une actrice qui a décidé de cesser son métier, et traverse une période de questionnement profond. Quel en est le sens, selon vous ?
Jonás Trueba : Comme le dit Itsaso, le film s'est construit à partir d'elle et à travers elle, et de son authenticité. Pour nous, cela renvoie à la question la plus importante et la plus délicate que nous nous sommes posés : comment faire un film dans lequel on se sent reconnu.e ? Je ne sais plus quel cinéaste a dit ça, mais le plus important quand on fait un film, c'est de parvenir à ce que les acteurs puissent se reconnaître en se voyant, mais d'être en même temps capable de leur montrer autre chose d'eux-mêmes qu'ils ne voient pas. Pour moi ce n'était pas évident sur Eva car Itsaso était très impliquée dans le film depuis le début, mais j'espère qu'elle se reconnaît à travers le film, et aussi qu'il lui montre autre chose d'elle-même.
Tout au long du film, l'héroïne est active; c'est elle qui va vers les autres, qui donne l'impulsion. Lorsqu'elle rencontre Agos (Vito Sanz), il lui plaît, et c'est elle qui décide de le suivre pendant la nuit pour attirer son attention. Etait-ce un parti pri féministe ?
Itsaso Arana : Pour moi, il y a un véritable sentiment de liberté dans le film. Eva "est" dans le monde, tout simplement, et bien qu'elle se questionne sur elle-même, elle ne se limite pas dans ses actions. Je redoute un peu la réaction des féministes en Espagne à la sortie du film, car il n'est pas tant question d'idée du féminisme, mais plutôt de comment Eva existe pour soi. Elle "est", tout simplement, c'est un personnage libre et entier, avec la singularité qui lui est propre. Elle fait les choses sans se poser de question, et quand elle suit Agos la nuit, c'est pour elle un accomplissement de son désir avant tout.
Jonás Trueba : Il y a aussi cette scène où Eva participe à un rituel lunaire de bénédiction de l'utérus, puis discute en terrasse du féminisme avec deux femmes dont elle a fait la connaissance. C'est un genre de scène de vie que j'aime beaucoup, et que je voulais restituer dans le film. Je voulais filmer ce moment de sororité entre femmes avec le plus d'humilité possible, ne pas me tenir auprès d'elles et filmer la scène d'un point de vue voyeuriste, en écrasant les personnages de ma caméra. Je voulais au contraire montrer la scène avec détachement, en étant le plus neutre possible, et accompagner le personnage d'Eva en me mettant à sa hauteur. En filmant Eva en août, je me suis rendu compte que je n'avais jamais fait de film avec le point de vue d'une héroïne auparavant, et j'ai tenté de faire de mon mieux pour m'améliorer et ouvrir mon champ de réflexion suite à cela, et au fil de ma collaboration avec Itsaso. J'espère y être parvenu !
La ville de Madrid paraît douce, presque tranquille dans la manière dont elle est illustrée. Que vouliez-vous montrer de la vie madrilène en la filmant pendant les premières semaines d'août ?
Jonás Trueba : La ville est très agitée tout au long de l'année, mais en août elle devient plus apaisée, un peu comme un village. D'ailleurs, à l'origine, Madrid était un village, qui s'est progressivement étendu jusqu'à rassembler plusieurs villages en un seul. C'est très calme en journée l'été, à cause des fortes chaleurs, puis le soir la ville redevient animée. Eva y évolue et, au fil de ses rencontres fortuites, va recroiser les mêmes personnes plusieurs fois et créer du lien entre elles, comme un fil conducteur. Je voulais aussi y montrer l'atmosphère particulière de ces fêtes religieuses sous formes de grandes processions publiques, qui rythment le mois d'août et sont très ancrées dans les moeurs espagnoles.
Avant Eva en août, vous avez fait tourner Itsaso Arana dans le film La Reconquista en 2016. Souhaitez-vous poursuivre votre collaboration sur de futurs projets ?
Istaso Arana : Sur La Reconquista, j'étais simplement actrice et je me sentais un peu comme une invitée, j'étais plus intimidée. Sur Eva, j'ai fait partie intégrante du processus créatif. Nous l'avons écrit à deux, et ça m'a énormément nourrie au moment du tournage. C'est beaucoup plus facile d'entrer dans un univers que l'on a soi-même contribuer à créer, c'était une expérience très enrichissante. Mais après ce film, je ne veux plus jamais travailler avec Jonás, c'est terminé ! (rires)
Jonás Trueba : Bien sûr, d'ailleurs Itsaso m'a proposé d'être chef opérateur sur son prochain film.
Itsaso Arana : Ce serait drôle si les rôles s'inversaient et que je passais derrière la caméra !
Propos recueillis le 8 juillet 2020 à Paris