Pourquoi avoir voulu faire un documentaire traitant de la vie carcérale et pourquoi dans la prison les Baumettes, qui était l'une des plus grandes, vétustes et surpeuplées de France ?
Jean-Robert Viallet et Alice Odiot : En 2012, le contrôleur des libertés qualifie les conditions de détention dans la prison des Baumettes "d'inhumaines". Un choc qui nous donne envie de porter un regard sur cette maison d'arrêt. Qui sont les détenus enfermés ? Dans quelles conditions vivent-ils ? L'enfermement sert-il à autre chose qu'à punir ?
Le public a accès à de nombreux types de représentations carcérales : films, séries, documentaires, reportages courts, vidéos sur Internet où des détenus se filment avec des portables, etc. Avec Des hommes, de quelle manière avez-vous voulu parler de la prison ?
Nous avons fait le choix de faire un film immersif dans le quartier de vie des détenus. Un huit clos dans les couloirs et les cellules. Notre idée : réussir à emmener les spectateurs dans une expérience. Par le cinéma, les faire entrer dedans pour leur donner à ressentir cet "intérieur". Sans voix off, juste par la force des séquences et des individus, regarder ce lieu qu'est la prison et les gens qui l'habitent. Sans concessions, ni dispositif. Sans manichéisme. Sans misérabilisme. Au fil du travail nous avons compris quelque chose à laquelle nous ne nous attendions pas. Dans cet univers dont le projet est de priver les hommes d'une partie de leur humanité et bien l'humanité finit par ressurgir de plein de manières différentes.
Les autorisations pour filmer dans l'enceinte de la prison des Baumettes ont sans doute été très compliquées à obtenir. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En 2013 nous demandons à l'administration pénitentiaire d'y filmer. Refus catégorique. Nous sommes allés voir le Ministère de la Justice. Après deux années d'obstination et de demandes répétées, finalement on nous laisse entrer en repérage. La Directrice de l'époque nous ouvre les portes. Nous irons partout. Des quartiers disciplinaires, aux cellules en passant par le bâtiment réservé aux personnes vulnérables. Nous découvrons un véritable chaos. Nous sommes convaincus qu'il nous faut capter ce qui se passe là et qui n'a jamais été encore montré. Les hommes qui vivent là racontent une histoire collective, celle de notre société, profondément inégalitaire. Un an plus tard, nous pouvons filmer. Nous n'aurons aucun contrôle de la part de l'administration pénitentiaire, ni du personnel. Sans doute l'envie de montrer ce dans quoi on enferme ces hommes.
Nous avons fait le choix de faire un film immersif dans le quartier de vie des détenus. Un huit clos dans les couloirs et les cellules.
Généralement, les surveillants ne vont pas dans les cours de promenade. Or, le documentaire comporte certaines scènes qui s'y déroulent. Comment avez-vous été accepté par les détenus ?
Personne d'autre que les détenus n'ont accès à la cour de promenade. C'est trop dangereux. On peut y mourir pour une embrouille. Nous avons tourné depuis l'extérieur de celle-ci. Nous sommes derrière des barreaux. Les détenus nous voyaient, nous leur avons demandé leurs autorisations, comme à chaque fois, après leur avoir serré les mains au travers des barreaux. C'est une situation particulièrement dérangeante, mais qu'il faut assumer. Dans le film, les spectateurs attentifs trouveront un plan qui raconte parfaitement l'être humain en cage quasi transformé en "bête".
Combien de temps a duré le tournage ?
Un mois de repérages sans matériel et 25 jours de tournage.
Comment avez-vous choisi les détenus visibles à l'écran ?
Nous avons filmé de très nombreuses scènes à l'intérieur. Tout s'est fait à l'improvisation au gré des rencontres, dans les coursives, à l'occasion des auditions, des conseils de discipline, ou encore parce qu'un détenu nous parlait d'un autre, etc... Il n'y a eu ni casting préparatoire, ni liste de détenus proposée par l'administration pénitentiaire. Nous nous sommes laissés guider par ce qu'ils avaient envie de montrer d'eux, de leur vie carcérale. Au montage, nous avons naturellement fait des choix.
Quels étaient vos partis pris esthétiques et aviez-vous des références cinématographiques (ou autres) en tête tout au long de la conception du documentaire ?
Nos partis pris étaient simples. Chercher la sobriété. Rester en huit clos dans le quartier de vie des détenus, en ayant souvent en contre la lumière de notre ville, Marseille, qui filtre à travers les barreaux, les fenêtres. Sentir l'extérieur sans jamais y être. Sauf dans une unique scène. Ensuite nous voulions une caméra qui assume la fixité des cadres pour ne jamais dramatiser les scènes. Filmer les détenus avec dignité. Ne pas avoir recours aux interviews. Laisser la parole surgir seule, sans questions posées.
Les références sont multiples : Raymond Depardon (Délits Flagrants) bien évidemment, mais aussi le cinéma vérité des frères Maysles (Grey Garden) avec quelques glissements musicaux parfaitement assumés qui jouent aux frontières du clip. Un premier sur une composition de Marek Hunhap. Le second sur le puissant Territory de The Blaze. Une écriture "non orthodoxe" pour du documentaire, quelque chose qui ici va plutôt chercher du coté d'Harmony Korine que de Raymond Depardon.
Quels sont, pour vous, les films et les séries de fiction les plus réalistes sur le milieu carcéral ?
Le plus réaliste sur la prison française est sans conteste : Un prophète de Jacques Audiard. Fort, beau. Du grand cinéma. Pas de série française sur la prison française à notre connaissance. L'excellente série Orange Is the New Black raconte la prison américaine, mais n'est sans doute pas dans une recherche de réalisme.
Et il y a plein d'autre films inspirants au-delà des questions de réalisme Vol au-dessus d'un Nid de Coucou, Midnight Express bien sûr et forcément Le Trou de Jacques Becker. Un très beau film d'évasion et qui n'est pas un film sur la prison, mais qui va chercher du côté de l'humanité visible de ses personnages en quête de liberté. Et puis il y a des choses plus confidentielles, des extraordinaires documentaires, Si bleu, si calme d'Eliane de Latour, tourné à la prison de la Santé au milieu des années 1990 et le magistral Titicut Follies de Frederick Wiseman, tourné dans l'hôpital pour aliénés criminels de Bridgewater (Massachusetts), au milieu des années 1960.