Chimerica est à l'origine une pièce de théâtre, que vous avez écrite en 2013. Comment en êtes-vous venue à l'idée de l'adapter pour la télévision ?
Lucy Kirkwood, créatrice : Je ne voulais pas en faire un film car la pièce durait déjà quatres heures et demie, et cela nous aurait contraint à la réduire à trois heures, et à enlever du contenu. Puis la productrice déléguée de Playground, Colin Callender, m'a évoquée l'idée d'en faire une mini-série, et c'est à ce moment-là que j'ai envisagé cette possibilité car cela me laissait un plus grand canevas plutôt qu'un format long-métrage.
A partir de ce sujet, pourquoi avoir voulu vous focaliser sur la relation entre la Chine et les Etats-Unis en particulier ?
Je pense que la Chine s'apprête à devenir la prochaine première puissance mondiale au cours du siècle à venir. Je viens d'Angleterre, qui est loin d'être une super puissance mondiale - en tout cas plus maintenant ! (rires) Les Etats-Unis ont pris le dessus, et pendant longtemps au cours du 20ème siècle il y a eu la question de l'opposition entre l'Amérique et la Russie, mais la Russie est restée un pouvoir "silencieux", qui agit en coulisses. Aujourd'hui, personne n'est convaincu que ce pays peut être une future puissance mondiale, contrairement à la Chine. Au moment où j'ai écrit la pièce, l'économie américaine était majoritairement assurée par la Chine, et j'étais fascinée par le fait que deux pays autant en opposition puissent être aussi entremêlés dans l'infrastructure de chacun.
Pourquoi avoir choisi ce moment particulier des manifestations de la place Tian'anmen comme point de départ ?
Je connaissais très mal l'histoire de la Chine, et l'une des choses qui m'a le plus frappée en faisant des recherches et qui a inspiré une intrigue de l'épisode 2 de Chimerica, est l'histoire d'une femme qui travaillait pour un journal chinois et qui a été licenciée parce qu'elle a fait publier une publicité qui s'est avéré être classé secrète, parce qu'elle faisait référence aux événements de Tian'anmen. Mais le sens était caché, elle ignorait donc qu'elle faisait quelque chose d'illégal ! L'idée qu'un événement aussi tragique, où près de dix mille personnes ont été tuées par leur gouvernement, ait pu être effacée des livres d'histoire, m'a vraiment percutée.
Avez-vous utilisé beaucoup d'archives photographiques de Tian'anmen pour le pilote de la série ?
Michael Keillor, réalisateur : Nous avons mélangé de vraies photos d'archives de la place Tian'anmen avec des photos issues des journaux télévisés. Concernant la photo de l'homme qui se tient devant le tank, nous avions prévu une reconstitution de tank afin de la refaire nous-même, mais nous nous sommes rendus compte que cela fonctionnait mieux d'utiliser la photo d'origine, en raison de sa renommée et à cause de son aspect granuleux dû au fait qu'elle a été prise il y a trente ans. Ce que nous voulions retranscrire, c'est la singularité de ce drame que nous avons tous identifié à une seule perspective, et à mesure qu'on avance dans la série, l'idée de voir ce moment à travers plusieurs points de vue.
Etait-ce important pour vous de souligner le combat éthique du journalisme dans une ère d'après-trêve ?
Lucy Kirkwood : Je crois profondément à l'importance du journalisme, et à la préservation de ceux qui exercent ce métier vital au fonctionnement de la démocratie. Je trouve ce rapport à l'instantanéité fascinant et j'espère, dans le premier épisode en particulier, avoir réussi à transmettre de l'empathie pour ce personnage de photoreporter qui travaille dans des endroits reculés sur des histoires que tout le monde veut désormais connaître, car au fond personne ne s'intéresse au dernier scoop de la star qui a glissé sur sa robe la semaine dernière. (rires) C'est un métier extrêmement difficile qui me fascine, et c'est ce qui m'a conduit à écrire sur cet univers. Aujourd'hui, nous avons beaucoup plus de moyens techniques, des appareils photos très sophistiqués dans nos poches, et c'est une bonne chose de pouvoir être aussi réactif lorsqu'on assiste à quelque chose et qu'on le photographie. Il y a une forme de journalisme civil qui se met en place, en particulier dans des pays qui traversent des crises. Cependant, nous avons besoin de gens pour prendre du recul sur ce flot d'informations et les interpréter, y apporter une expertise, que ce soit en termes scientifiques mais aussi en matière de journalisme. Ce type d'images doit être modéré, compris et analysé, et pour cette raison le métier de journaliste sera toujours important, car ce sont des experts en matière de présentation et d'analyse des faits.
Nous avons besoin de gens pour prendre du recul sur ce flot d'informations et les interpréter, y apporter une expertise, que ce soit en termes scientifiques mais aussi en matière de journalisme. Ce type d'images doit être modéré, compris et analysé, et pour cette raison le métier de journaliste sera toujours important.
La relation entre les médias et le public est actuellement en rupture profonde dans certains pays, notamment aux Etats-Unis et en France actuellement avec le mouvement des gilets jaunes; tentez-vous, à travers la série, de reconnecter les spectateurs avec un idéal du journalisme ?
Au-delà du ma vision un peu empreinte de nostalgie envers le "grand" journalisme, je trouve que ce que fait actuellement Trump aux médias de son pays est terrifiant, et les termes qu'il emploie pour les qualifier sont particulièrement violents. Il a qualifié le New York Times "d'ennemi du peuple". Au Royaume-Uni notamment, et par rapport à cette notion de défiance du public envers les médias, il y a un réel débat autour de l'élite médiatique, avec un sentiment collectif que notre presse de gauche, associée aux partis de gauche, ont plutôt soutenu la classe moyenne de gauche que la classe ouvrière dans leur ensemble.
Dans la série justement, on retrouve cette défiance à travers le personnage de Lee, accusé de manipuler les images qu'il produit sur la guerre en Syrie.
Tout à fait, nous avons longtemps débattu du type de changement que nous devions apporter à l'image, si cela devait être un petit détail ou non pour en restituer toute l'idée de violence, et finalement cela ne revenait pas à grand chose, parce que cette image est la véritable expression de ce qui se passait sur le terrain.
En 2013, lorsque vous avez écrit votre pièce, Trump n'était pas encore au pouvoir; à quel point avez-vous dû réadapter votre pièce pour coller à l'actualité ?
C'est justement l'une des raisons qui m'ont poussées à faire la série, parce que j'écris très lentement ! Ce sont les élections de 2008 qui m'ont motivé à écrire Chimerica pendant cinq ans, et des événements majeurs comme l'élection de Trump ou le Brexit m'ont justement poussée à la développer en série, qui plus est au moment où la relation entre la Chine et les Etats-Unis se tendait alors que Trump instrumentalisait le pays comme un ennemi, tout en faisant des emprunts considérables à la banque nationale de Chine... Ça a été le changement principal au récit, mais aussi le plus passionnant.
Craignez-vous que Trump, connu pour ses réactions à chaud sur les réseaux sociaux, tweete négativement au sujet de votre série?
Encore faudrait-il qu'il sache écrire Tian'anmen correctement... (rires)
Retrouvez Chimerica (4x52 minutes) en cours de diffusion sur Canal + et en intégralité sur MyCanal :