AlloCiné : Est-ce que les personnages de Portrait de la jeune fille en feu, Marianne (Noémie Merlant) et Héloïse (Adèle Haenel), ont réellement existé ?
Céline Sciamma, scénariste et réalisatrice : Alors, non, et oui ! Non, parce que le film a choisi résolument de ne pas s’inspirer d’une peintre femme précise, alors même qu’elles étaient vraiment nombreuses à ce moment là. D’ailleurs la période historique précise du film a été choisie par rapport à cette scène artistique qui existait - qui n’était pas une scène d’ailleurs, car elles n’étaient pas artistiquement liées. Mais il y avait des peintres femmes et c’était un moment où elles faisaient carrière, elles vivaient de leur art, et donc j’aurais pu en choisir une. Mais comme elles ont été effacées de l’histoire, il y avait vraiment l’envie de les raconter toutes, en inventant une peintre, et justement en n’étant pas dans le destin héroïque d’une artiste, mais dans la pure question de son travail.Le film n’est pas adapté d’une histoire, d’un événement ou d’un personnage historique, ce qui est – je crois- assez rare pour les films en costume, ce qui faisait assez peur d’ailleurs.
Il y a vraiment cette idée qu’il fallait inventer pour reconstituer
Il y a vraiment cette idée qu’il fallait inventer pour reconstituer. J’avais tellement à cœur qu’elles soient vraisemblable, qu’elles aient eu lieu, que je les ai inventé en pensant à ça, donc pour moi, oui, elles ont existé, et notamment cette peintre femme. J’ai travaillé avec une sociologue de l’art, spécialiste de cette période, qui par sa lecture légitimait la vraisemblance de ce personnage. Je me suis beaucoup documentée. Ca n’était pas évident de se documenter sur la vie privée, l’intimité des femmes, parce qu’elle a été peu racontée par des autrices, et pas racontée par l’Histoire avec un grand H. L’enjeu de la reconstitution était l’intimité de ces femmes, leur existence physique, sentimentale, leur cœur.
Portrait de la jeune fille en feu filme les regards, et c'est un film qui porte sur le regard plus largement...
Céline Sciamma : C’est un relais de regards. Il y a quelqu’un qui vient pour regarder quelqu’un d’autre, parce que c’est sa mission. Il y a une circulation de regards qui se met en place entre les personnages, et qui est joueuse sur qui regarde qui dans ce dialogue amoureux. Mais aussi, entre elles toutes.
J’avais envie de faire un film avec de l’égalité, une histoire d’amour avec de l’égalité. Ne pas jouer de hiérarchies sociales, ne pas jouer de hiérarchie intellectuelle. Je crois que, ça aussi, ça parle de circulation des regards. Comment on se regarde ? Comment on est attentif ? C’est aussi un film sur l’écoute. Ce sont des personnages qui s’écoutent, qui se répondent. Le film a une dimension méta sur la question du regard. C’est comme un grand relais, où l'on court toutes en même temps.
J’avais envie d'une histoire d’amour avec de l’égalité
Adèle et Noémie, vous avez visiblement une très belle complicité, ici en interview, et bien sûr dans le film. S'agissant de votre première collaboration ensemble au cinéma, comment cette complicité s'est-elle justement installée ? Comment votre réalisatrice, Céline Sciamma, a-t-elle procédé ? Vous êtes vous rencontrées au préalable ou avez-vous fait beaucoup de répétitions par exemple ?
Noémie Merlant, actrice : Adèle était là au casting. On a pu se rencontrer à ce moment là. Donc ça c’est chouette...
Adèle Haenel, actrice : On avait un rapport artistique de collaboration. C’est comme ça qu’on a envisagé la chose. Laisser l’espace à l’autre d’exister, écouter ce qu’elle raconte. Et forcément, à partir de là, il y a –non pas une intimité -, mais une profonde affection qui vient. Mais ce n’était pas appliqué au préalable. Ca s’est fait parce qu’on a travaillé ensemble.
On a inventé un peu comme les deux personnages du film... Au fur et à mesure. On se regardait. On se découvrait. Ca s’est fait très simplement.
Noémie Merlant : Oui et on a inventé un peu comme les deux personnages du film... Au fur et à mesure. On se regardait. On se découvrait. Ça s’est fait très simplement. La chance, c’est qu’Adèle est quelqu’un de très authentique, donc très simple, dans le sens où elle met à l’aise tout de suite, qui est accueillante, qui est généreuse.
Adèle Haenel : Ça dépend avec qui ! Tout le monde ne dit pas ça ! (rires)
Noémie Merlant : J’ai eu ça tout de suite de toi, et forcément ça met à l’aise pour être soi.
Adèle Haenel : Personnellement, ça part de l’estime. J’ai tout de suite apprécié la présence et le jeu de Noémie, et du coup, c’était évident.
Avez-vous tourné de façon plus ou moins chronologique afin de respecter cette évolution des sentiments, ou pas du tout ?
Adèle Haenel : Plus ou moins chronologique mais pas non plus complètement, car nous avons tourné en partie en fonction des décors. Mais par rapport à mon approche du personnage –avant je ne faisais pas ça, mais aujourd’hui ça m’intéresse beaucoup de dérouler le scène à scène et voir l’ensemble-, et pouvoir se dire : ok, à tel point, on en est là... En quelque sorte de conscientiser un peu la construction du personnage, son évolution.
Dans le film, j’ai vraiment fait trois périodes : une période qui était le Japon, quelque chose de hiératique, comme derrière un masque, l’utilisation du visage comme d’un masque. Ensuite, il y avait une période de dégel, qui correspond aux premières craquelures qui apparaissent dans ce masque. Et en troisième, vraiment quelque chose qui a trait à l'intimité. J’avais cette envie de faire des types de jeu un peu différents. C’est une sorte de prototype cette méthode !
Conscientiser la construction du personnage, son évolution
Noémie Merlant : On a tous un peu une transformation de personnage. Toutes ces femmes dans le film, au départ, sont un peu dans des conventions, des règles, et donc peut être un peu plus contenues, figées. Et petit à petit, il y a un lacher prise qui se fait, et dans le rapport au travail de ce portrait d’artiste, et de la femme, et de leur intimité. J’ai essayé de garder en tête ce cheminement malgré le fait que parfois on ne tournait pas dans l’ordre.
Céline, vous poursuivez avec ce film votre collaboration avec Adèle Haenel (12 ans après Naissance des pieuvres), qui se montre sous un jour très différent, dans une forme de retenue...
Céline Sciamma : Cela fait partie du projet de regarder Adèle aujourd’hui. Et forte de ça, des années, de la confiance, de prendre le risque de construire quelque chose de différent, sur des choses aussi très techniques. A quel endroit elle pose sa voix, d’articulation. Il y avait l’idée de proposer une Adèle neuve. C’était une envie qu’on avait toutes les deux.
Cela fait partie du projet de regarder Adèle aujourd’hui. Il y avait l’idée de proposer une Adèle neuve
Vous tournez dans ce film avec des comédiens adultes. Vous qui avez souvent dirigé des enfants ou des jeunes non-professionnels, est-ce que ça a changé des choses dans votre approche ?
Céline Sciamma : Ça change a un endroit qui est qu’en travaillant avec des comédiens non-professionnels, c’est à dire qu’on les fait devenir comédiens, il y a une grande responsabilité, je crois, parce qu’on doit toujours composer avec leurs limites. Pour moi, il n’y a pas de négociation possible avec quelqu’un dont ce n’est pas le métier. Avec quelqu’un dont c’est le métier, -puisque c’est son métier-, il y a du dialogue. Du coup, il y a plus de possibles collaboratifs, parce qu’il y a du métier. C’est sûr que quand on travaille avec des enfants ou des adolescents, on est un peu plus seul. Là, j’étais beaucoup moins seule.
Diriez-vous que Portrait de la jeune fille en feu est votre film le plus personnel ?
Céline Sciamma : En tout cas, le plus adulte dans son intimité. Sans doute celui qui me ressemble le plus au moment où je le fais. En ayant parlé de jeunesse, forcément, même si j’ai toujours fait des films très premier degré, pas rétrospectif, ils sont tous personnels. Mais celui-là à une actualité, je crois. C’est mon premier film avec des adultes. Je crois qu’il parle de ça, d’une forme de maturité, des sentiments, des relations.
Parler d’une forme de maturité, des sentiments, des relations
On décèle un certain nombre de références dans votre film. Personnellement, j'y ai vu des échos à La belle noiseuse, à Carol, à Call Me By Your Name, à Un cœur en hiver...
Céline Sciamma : Il y a Titanic. Il y a Bergman aussi. Personne ne le dit pour le moment, mais il y a un plan –et c’est la première fois de ma filmographie- qui est une citation. C’est Persona. Un plan très large dans lequel elle dépose sa tête sur son épaule, et ensuite il y a une sorte de raccord très étrange qui est vraiment directement une citation pour la première fois (photo ci-dessus, Ndlr.).
Je n'ai pas revu Un Coeur en hiver. Je n'ai pas revu La Belle Noiseuse, qui était un des rares films qui invente un peintre. Il y a eu des biopics autour de peintres, mais inventer un peintre, c'est tellement compliqué que je comprends qu'il n'y en ait pas beaucoup. Carol est un film important qui est aussi un film d’amour et de création, un film de regard, parce qu’il y a aussi cet exercice photographique dans le film de Todd Haynes. La Leçon de piano. Ce sont des films qui donnent du courage. Il y a Mulholland Drive aussi. C’est un des films qui invente des formes pour raconter l’amour. Je crois qu’ils ont tous ce point commun.
Titanic s’impose peut être un peu plus parmi toutes ces références…
Céline Sciamma : Titanic est un film matriciel d’un point de vue générationnel. Quand Titanic est sorti, j’avais 18 ans. C’est un des films les plus vus de l’histoire du cinéma. Il y a cette scène du dessin qui évoque Titanic. Il y a aussi la structure du film. Titanic est un des rares films qui raconte à la fois le présent d’un amour et à quel point il a été émancipateur. La structure de Titanic n’est pas sans lien avec celle du Portrait.
Titanic est un des rares films qui raconte à la fois le présent d’un amour et à quel point il a été émancipateur
Parlons également des paysages, des décors... Où avez-vous tourné ? Il y a des plans magnifiques, beaux comme des tableaux... Certaines toiles ont-elles d'ailleurs servi de référence ?
Céline Sciamma : Avec la chef opératrice Claire Mathon, on avait envie de faire une image qui était belle et engagée. On a tourné en Bretagne, sur la côte sauvage, à Quiberon. Il y a très peu d'aménagement. Il y a eu un grand soleil, ce qui n'était absolument pas prévu, puisque c'est un film qu'on a tourné en automne et qu'un peu par convention, j'avais pensé à des paysages tourmentés, le côté un peu plus Cornouailles, le côté un peu gothique d'une nature hostile. Finalement, on a eu ce grand soleil, qui je crois était une bonne surprise. Une bonne nouvelle pour le film. Quelque chose qu'on n'a pas pu anticiper.
Après, il y a le travail des intérieurs, pour lequel on a mobilisé beaucoup de moyens en lumière. Le château n'était pas un lieu facile à éclairer. Il y avait un premier étage avec des douves, et on avait donc une structure incroyable avec beaucoup de projecteurs, un très très grand travail de précision. Avec l'idée que ça soit moins dans des références picturales que d'en inventer. Inventer notre image. Les références étaient plutôt celles du XIXème siècle, de portraits féminins de Corot. Corot est plutôt paysagiste mais il a fait des portraits dont on avait l'impression que la lumière venait des personnages.
Le métier de comédien passe par le regard aussi. Observer l’autre.
Noémie, comment vous êtes vous préparée pour le rôle de cette peintre ? Avez-vous rencontré des peintres qui ont pu vous apprendre ces gestes, le regard ?
Noémie Merlant : Oui, j’ai travaillé avec Hélène Delmaire [l'artiste qui a réalisé l'ensemble des tableaux du film, Ndlr.]. Je l’ai beaucoup observée d’abord. Ca passe par là aussi le métier de comédien, et puis même en tant que peintre, ça passe par le regard aussi. Observer l’autre. C’est un rythme assez particulier : essayer de saisir le rythme, entre les regards sur le tableau et sur le modèle. La manière dont elle prend distance avec son tableau, regarder où elle en est. La précision des gestes... En plus, je suis gauchère et j’essayais de le faire de la main droite. Heureusement que ce n’est pas moi qui peint… J’ai essayé de peindre vraiment…
Adèle Haenel : A chaque fois que je venais voir, c’était de pire en pire !
Noémie Merlant : C’était très drôle parce qu’on me voit regarder Adèle et si on voyait vraiment ce que j’ai peint, ce serait vraiment très drôle ! Du coup, c’était quelque chose d’archi contemporain…
Ou plutôt du Picasso ?!
Adèle Haenel : Plutôt Bacon, je dirais !
Noémie Merlant : Il y a eu tout ce travail en amont sur la peinture. Après, on en a pas mal parlé aussi avec Céline [Sciamma] et c’est le sujet du film aussi. C’est une peintre qui, au départ, veut bien faire, dans les règles, mais qui en même temps a beaucoup de curiosité, et il y a cette complicité qui s’installe entre Héloïse et elle. Héloïse n’est pas une muse ; elle est une collaboratrice. C’est là aussi que le peintre existe, parce qu’il y a un échange. C’est important de ne pas l’oublier dans la construction du personnage...
Que sont devenus les tableaux ?
Adèle Haenel : Il y a une espèce de bataille à qui aura les tableaux ! J’en aurai un !
Noémie Merlant : Il ne va pas y avoir une expo ?
Adèle Haenel : Oui, je crois qu’il va y avoir une expo de l’artiste, Hélène Delmaire. C’est elle qui a fait toutes les peintures du film.*
Qu’est-ce qu’on ressent de se voir en peinture ?
Adèle Haenel : C’est assez drôle. Surtout qu'il y avait toutes les étapes : moi, avec une tête, sans tête, avec un enfant… C’était assez marrant à voir. C’était un délire étrange. Aujourd’hui, de faire le portrait, personne ne fait ça.
Il ne manque plus que le château pour les exposer…
Adèle Haenel : …dans toutes les pièces !
* Une exposition exceptionnelle des tableaux de Portrait de la jeune fille en feu est prévue du 20 au 22 septembre, Galerie Joseph, 66 rue Charlot, 75 0003 Paris
La bande-annonce de Portrait de la jeune fille en feu :
Propos recueillis lundi 20 mai 2019, au Festival de Cannes