AlloCiné : Comment a commencé votre collaboration avec la réalisatrice Céline Sciamma ?
Jean-Baptiste de Laubier (Para One) : Initialement, ce n’était pas du tout une relation de musique au cinéma. C’était une relation de pur cinéma puisqu’on était ensemble à la Fémis. Je réalisais des films et elle les écrivait. On travaillait déjà ensemble d’une toute autre manière, si bien qu’au moment de Naissance des pieuvres, quand elle m’a demandé de faire la musique, il y avait presque un côté surprenant pour moi. Parce que je n’y avais sincèrement jamais pensé. Aussi parce que j’imaginais l’esprit de sérieux et de compétence qu’il fallait pour composer des musiques de films et que je ne me sentais complétement autodidacte et débutant, mais elle m’a accordé cette confiance, et j’ai fini par essayer et y parvenir, mais c’était du tout une démarche de ma part. Je ne pensais pas le faire et je n’y avais jamais pensé.
Et ensuite, comment avez-vous travaillé ensemble sur la musique de Naissance des pieuvres ?
C’est arrivé tôt. J’ai suivi cette histoire depuis l’origine parce que je lisais des versions du scénario pas finies. Céline Sciamma n’était même pas encore sûre de le réaliser. Tout était encore possible à ce stade. On travaillait ensemble théoriquement sur son film bien avant que je ne fasse la musique. Comme à cette époque, on se voyait en permanence, son iPod était rempli de morceaux de musique électronique que je lui avais mis pour lui faire découvrir des choses. Elle me renvoyait la balle en me faisant découvrir d’autres choses.
C’est un peu un vaste mélange, il y a quelque chose qui s’est imposé très naturellement. Par exemple, on avait déjà fait un court métrage que j’avais réalisé qui se passait dans un lotissement. Il y avait cette discussion sur l’architecture des lotissements, sur l’architecture très américaine de certains lotissements en France. Sur une musique américaine, synthétique, des années 80-90, qui nous inspirait, qui émanait pour nous naturellement de ces endroits. Ce genre de discussion, je sais très bien que nous n'avons même pas eu besoin de l’avoir, parce qu’elle était déjà en cours depuis deux ans. Il y a des choix esthétiques qui sont arrivés très vite sans même qu’on ait à en parler à l’époque de Naissance des pieuvres.
Est ce qu’ensuite votre collaboration a évolué de film en film ?
Pour Tomboy, c’était comme Portrait de la jeune fille en feu, c’est à dire qu’il y avait très peu de musique, et qu’il y avait un moment musical très important pour le film. C’est un peu un film sur deux d’ailleurs, c’est assez drôle. Pour Tomboy, c’est un morceau qui avait déjà été fait et qu’elle a aimé, qu’elle a mis dans Tomboy. Mais pour Bande de filles, ce qui a changé déjà, c’est que j’avais pris un peu plus confiance en moi comme compositeur. On a travaillé beaucoup plus vite. Je n’ai pas eu ce moment où j’avais le syndrome de l’imposteur, où j’ai mis des semaines à me demander si j’allais y arriver. Là on était un peu enhardis. Ce qui a changé, c’est que Céline avait déjà pu déplier complètement son idée. Elle avait elle aussi pris de l’expérience. Elle avait vraiment une idée complètement construite de l’utilisation de la musique dans le film, et qui était presque écrite, qui était déjà complètement valide, qui était à peu près ce qu’on a fait. D’ailleurs ça n’a cessé de se reproduire depuis. Son rapport avec tous les chefs de poste est comme ça : elle a pensé la chose complètement. Sur Bande de filles, avec le monteur, Julien Lacheray, et elle, nous avons travaillé à trois. C’était très joyeux, ça allait vite. On trouvait des solutions à transcrire ses idées théoriques en musique assez rapidement.
Parlons de Portrait de la jeune fille en feu qui comporte très peu de musique, mais ce sont des séquences essentielles…
A vrai dire, à Cannes, c’est la première fois que j’ai pu voir le film vraiment dans son intégralité. Après avoir lu le scénario, vu des séquences travaillées, et là de le voir, je trouve ça vraiment très fort de sa part, et ça je lui attribue complètement, ainsi qu’au monteur, la paternité de ce concept. Il y a vraiment un moment où il y a une explosion, grâce à la musique qui est utilisée à ce moment là, et une accélération dramatique, comme si tout changeait dans la nuit. Je trouve ça très beau comme forme. Il faudrait presque attribuer la première partie de la musique à la monteuse son, et au mixeur.
C’est une partition sonore, et d’ailleurs quand Céline décide de mettre beaucoup moins de musique dans ses films, je suis le premier à être complètement d’accord et à limite l’encourager à encore plus enlever la musique et à garder ce travail sur le son qui nous permet de faire du hors champ des sentiments des personnages. C’est drôle parce que j’étais un peu inquiet, les gens me demandaient ce que ça allait être cette BO et avait des attentes. Et j’avais envie de les prévenir : attention ce n’est qu’un vrai moment musical, qui est très important, avec d’autant plus de choses à en dire. Parce qu’on s’en souvient au final de ce moment. Ça a un impact très fort, enfin j’espère !
Justement d’où vient ce chant ? Est-ce un chant breton ? Et comment l’avez-vous travaillé ?
Il y a beaucoup de choses qui se mélangent. Beaucoup de choix esthétiques vont dans ce sens de la modernité. C’est une des solutions pour faire un film d’époque aujourd’hui, pour parler de l’époque actuelle comme le fait Céline. On a transigé avec tout ça, c’est à dire qu’on s’est posé la question -sans faire de l’anthropologie- des rythmes de danses bretonnes de l’époque, comment elles étaient écrites, etc. Mais assez vite, on a décidé de jouer avec ça, d’être libre avec ça. Je faisais écouter du György Ligeti à Céline. C’était la première référence qui m’était venue et je faisais écouter des choses aussi que j’avais composé, des choses que j’avais faites avec Arthur Simonini. On a un peu imbriqué toutes ces choses là.
On voulait que ce soit dansant. On voulait que ça soit en même temps assez complexe. Techniquement il y a un rythme un peu traditionnel au début, qui devient une polyrythmie minimaliste comme Steve Reich le fait par exemple. C’est chanté en latin. Il y a beaucoup de choses qui se télescopent. L’idée était de créer un objet étrange. Puisqu’on savait qu’on n’arriverait pas au bout d’une tentative de reconstitution laborieuse -ou il aurait fallu faire appel à quelqu’un dont c’est vraiment le sacerdoce- on a essayé cette espèce de tourbillon étrange. On savait qu’on pouvait basculer dans l’étrange à un moment. Parce que c’est aussi ce moment là dans le film, et qu’on ne se pose plus la question. Il fallait que ça emporte le morceau.
Comment qualifieriez-vous ce genre musical ?
C’est du Jeune fille en feu !
Ce qui est très touchant dans ce film, c’est de voir à quel point la découverte de la musique peut être bouleversant. Quelle place justement la musique occupe-t-elle dans votre vie ?
A peu près le même rapport que celui qu’on ne spoilera pas dans le film. Céline comme moi, c’est ce qui nous lie aussi peut être. C’est une émotivité énorme. Céline a une excellente oreille musicale. Elle est elle-même musicienne en fait. On a passé autant de temps, voire plus à parler de musique, à écouter de la musique qu’à parler de cinéma. Quand on fait de la musique, on peut détester la musique à un moment. Quand c’est son métier, qu’on y passe 12 heures, qu’on y passe ses nuits, le week-end, comme c’est mon cas, car je suis DJ aussi, on peut ne plus en pouvoir de la musique. D’ailleurs, grâce peut être aux collaborations avec Céline, et plus généralement en musique de film, je me reconnecte avec cette première émotion musicale qui est d’être totalement bouleversé seul dans le noir. Je suis toujours frappé à quel point cette fraicheur revient toujours, qu’on ne perd jamais cette adolescence de ce rapport avec la musique. La musique, d’ailleurs, est peut être notre lien avec l’adolescence qui peut automatiquement se reconvoquer.
Quels sont vos projets ?
J’ai un projet de film, de disque et de Live, qui vont devenir une seule et même chose, dans les prochains mois. Je suis en plein en train de le faire. Ça fait des années que je travaille dessus, c’est pour ça que je me fais assez rare, que je ne sors pas de choses tant que celle-ci n’est pas prête. Je ne peux malheureusement pas en dire plus. Mais j’en suis hyper heureux. On est en famille et on va le faire, j’en suis très fier.
Interview réalisée par Brigitte Baronnet dans le cadre des rencontres SACEM à Cannes, le mardi 21 mai 2019