Engrenages a été créée en 2005 : au bout de sept saisons, comment réussir à réinventer la série, tout en gardant sa cohésion artistique ?
Fabrice de la Patellière, directeur des fictions françaises et des coproductions de Canal+ : Un passage de relais, c'est toujours délicat. Anne Landois a porté la série depuis plusieurs saisons et elle se l'était appropriée en devenant l'auteur principal. Elle avait pris une place complètement centrale, donc passer le relais à une autre équipe et un autre auteur représentait évidemment un risque. Marine Francou avait participé à l'écriture de la saison précédente avec Anne, elle était déjà entrée dans l'univers de la série. C'était un défi important pour elle, mais elle était tout à fait à la hauteur. Il ne s'agit pas de transformer Engrenages, mais de la faire évoluer lentement, saison après saison, en essayant à chaque fois d'approfondir les personnages, de trouver de nouveaux enjeux et des intrigues suffisamment denses et vastes pour tenir 12 épisodes. On a le sentiment, avec le recul, que le pari est réussi.
En matière d'intrigue, cette saison aborde la délinquance financière à travers le blanchiment d'argent et la corruption des hauts fonctionnaires – un sujet tout à fait dans l'air du temps.
Oui, c'est vrai qu'un des défis de la série est d'être en prise avec le réel, avec la France contemporaine : le crime, la procédure, la police et la justice aujourd'hui... Joséphine Karlsson (Audrey Fleurot) par exemple, met des bâtons dans les roues de l'enquête. Elle est du côté de la justice mais en tant qu'avocate pénaliste elle est du côté de ses clients, et donc forcément souvent contre la police. Elle vit elle-même une situation personnelle difficile avec son emprisonnement au cours de cette saison.
Que ce soit dans les deux camps, flics et avocats, chacun agit dans son propre intérêt, il y a beaucoup de zones grises au sein d'Engrenages.
Au départ, on a vraiment défini la série de cette manière quand on l'a créée en 2005 - depuis le paysage sériel a beaucoup changé mais à l'époque on voulait prendre le contrepied du héros lisse qu'on pouvait voir à la télé, en faisant des personnages plus ambigus, avec des zones d'ombre... Maintenant c'est devenu plus courant en France, mais on continue à approfondir ces personnages qui sont, on l'espère, complexes.
Un nouveau personnage, Ali, prend la relève de Fred Bianconi au sein de l'équipe de policiers. Etait-ce une volonté d'apporter plus de diversité à la série, ou un simple souci de réalisme ?
Les deux, c'était à la fois un souci de réalisme car la police est à l'image de la société française, et la diversité est une préoccupation pour nous en tant que chaîne et pour les producteurs aussi, donc on s'y retrouvait complètement et on a trouvé un acteur formidable (Tewfik Jallab, ndlr), ce qui fait qu'on a ce personnage aujourd'hui dont on est très fiers. On voulait instaurer un personnage issu de la diversité, maghrébin et flic, pour ensuite le banaliser. On ne voulait pas en faire un sujet car dans la réalité ce n'en est pas un. En s'appropriant le personnage, le comédien a gommé certaines choses présentes dans le scénario qui lui semblaient trop stéréotypées. La volonté d'aller contre les clichés était présente dès l'écriture d'origine, peut-être qu'il y en avait encore à la lecture du scénario mais grâce à lui, on a complètement réussi à s'en débarrasser.
Son personnage a une fonction de garde-fou par rapport au duo Escoffier/Berthaut (Thierry Godard et Caroline Proust), assez fusionnel et borderline...
Son positionnement par rapport au tandem Gilou/Laure est très bien : il ne les trahit pas et couvre leurs agissements, mais il ne peut pas cautionner ce qu'ils font, et il réussit à trouver une distance amicale qui est assez formidable.
Comment expliquez-vous la longévité de la série par rapport à d'autres créations maison ? Comment a-t-elle réussi à s'imposer au fil du temps ?
C'est lié à la qualité de la série mais pas seulement, ce serait faire injustice aux autres. Le dispositif d'Engrenages permet un nombre important de saisons, et sa grande force est que chaque saison amène une enquête différente, un univers différent, de nouveaux personnages secondaires, et chacune forme un tout qu'on peut voir indépendamment des autres. Il y a du feuilletonnant dans le développement des personnages, ils grandissent, vieillissent... On perd un peu à ce niveau-là en prenant la série en cours de route mais on parvient quand même à suivre l'intrigue. Et ça ce n'est pas le cas pour les autres séries qui ont une intrigue continue d'une saison à une autre, comme Braquo : on a allumé une mèche au début du premier épisode et les personnages se sont retrouvés dans une espèce de réaction en chaîne qui a duré 4 saisons. Les flics franchissaient la ligne rouge en permanence, et on ne pouvait pas faire durer les choses éternellement. Idem pour Mafiosa, on assiste à une escalade de la violence, on y "brûle" d'avantage les personnages. Le Bureau des Légendes c'est un peu différent, là aussi on peut concevoir des cycles, ce qui va probablement permettre une longévité plus importante à la série. Je crois qu'en plus de la qualité de la série et de ses personnages, qui en font une des séries les plus aimées et populaires qu'on ait, il y a ce dispositif qui a fait son succès.
La série effectue un travail de fond qui pourrait être rapproché de celui de The Wire, qui explorait une arène différente à chaque nouvelle enquête, avec le même souci de réalisme judiciaire et social.
Sans avoir la prétention de s'y comparer, The Wire fait éminemment partie de nos modèles en série policière. On essaie de toujours donner de la profondeur et du sens à Engrenages.
L’écriture de la saison 8 est déjà entamée : va-t-on retrouver Marine Francou à l'écriture ? Se dirige-t-on vers nouveau cycle ou vers une clôture?
Marine pilotera la prochaine saison en effet. On se pose la question d'un nouveau cycle, car le fait est que huit saisons pour une série c'est beaucoup. Je n'ai pas la réponse aujourd'hui, mais on en parle.
Quel bilan faites-vous de la Création originale de Canal+ jusqu'à aujourd'hui? Avez-vous eu l'impression d'un tournant ces dernières années ?
Un tournant je ne sais pas, mais il y a un élan certain depuis pas mal d'années maintenant. On a réussi à mettre régulièrement à l'antenne des nouvelles séries qui ont permis de renouveler l'écriture sérielle en France - en toute modestie car on sait tout ce qu'on a encore à accomplir. On peut faire évidemment mieux et tout n'est pas toujours complètement réussi, néanmoins il y a des univers originaux, des écritures ambitieuses, et on continue, étant donné que ça fonctionne. On a fait une belle saison 2018 avec un automne assez étonnant puisque trois succès se sont enchaînés coup sur coup avec la saison 2 de Guyane, la saison 4 du Bureau des Légendes et Hippocrate, trois séries différentes mais qui ont toutes très bien marché, et qui plus est avec un accueil critique exceptionnel pour la série de Thomas Lilti. Ca nous a portés, et c'est pour ce genre de raisons qu'on nous demande désormais de faire huit séries par an au lieu de six. En tout cas, on voudrait élargir l'offre de Canal, être plus éclectiques et s'adresser à différents publics et aux différents profils d'abonnés. On voudrait continuer à faire ce qu'on sait faire, à savoir de la série française réaliste et assez sombre à l'instar d'Engrenages, mais aussi toucher à différents genres : on a un projet de western, de science-fiction, de série fantastique, de la comédie... On a besoin de rajeunir notre audience, et d'atteindre un meilleur équilibre entre l'audience féminine et masculine de la chaîne. Plus qu'un tournant, on a l'impression de vouloir creuser le sillon qu'on a tracé, en faisant des choses encore plus variées et audacieuses.
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