Néo, Morpheus et Trinity : ils fêtent cette année leurs 20 ans d'existence cinématographique en même temps que Matrix, pépite SF des Wachowski qui a révolutionné le monde des effets spéciaux avec son désormais célèbre "bullet time"... pourtant inventé un peu avant par des Français. Et notamment Dominique Vidal, employé de BUF, pour les besoins d'un clip de Michel Gondry. Alors que le long métrage est projeté ce samedi 2 février au Paris Images Digital Summit, le principal intéressé revient avec nous sur la naissance de l'effet en question.
Dominique Vidal : Je suis rentré chez BUF en 1995. 1994 même, pour faire un stage. Et j'ai travaillé sur le clip des Rolling Stones [pour "Like a Rolling Stone", ndlr] où, avec Michel Gondry, nous avons en quelque sorte inventé l'effet qui sera ensuite appelé "bullet time". Ce que Michel voulait dans ce clip, c'était raconter une histoire de drogue, donc des visions un peu psychédéliques, de défonce, car l'héroïne jouée par Patricia Arquette est défoncée la plupart du temps. il voulait que l'on ait cette impression mais sans utiliser des vieux clichés de dédoublement d'image ou d'écho. Il voulait que l'on conserve des parties nettes dans l'image - l'héroïne - mais que le décor soit complètement pété.
Pour ça il a tourné à vitesse réelle mais nous avons pris juste une image sur cinq et morphé l'actrice en essayant de la conserver, mais pas le décor. Il s'est ensuite dit qu'il aimerait bien passer d'un appareil photo à l'autre, donc prendre une photo simultanée avec deux appareils écartés d'un mètre ou deux pour ensuite reconstituer un faux mouvement de caméra entre eux. Nous avons réussi à le faire en découpant chaque image dans la profondeur et en faisant des morphs - c'est-à-dire déformer la couleur et la forme d'une image pour la fondre dans une autre, technique très à la mode dans les années 90 et dont tout le monde s'est lassé. C'est ainsi que nous avons donné l'illusion d'un mouvement de caméra.
Le clip de "Like a Rolling Stone" :
Suite à ça, on attaque Batman & Robin, notre premier film américain grâce auquel on pensait qu'on allait manger le monde. Et à la fin de la production, alors que nous avions la tête sous l'eau et travaillions jour et nuit pour finir ce film car nous savions que chaque jour de retard allait coûter un million de dollars, arrivent un producteur et un superviseur d'effets spéciaux qui nous disent avoir aimé ce que nous avions fait sur le clip de Michel Gondry. Et ils expliquent avoir une idée pour un film de science-fiction de deux jeunes réalisateurs australiens, qui n'étaient pas très connus puisqu'ils avaient juste fait Bound. Pour des raisons de planning et autres, nous avons dû décliner leur offre. C'était mieux d'avoir des Razzie Awards avec Batman & Robin que des Oscars avec Matrix (rires) Même si on ne le savait pas à l'époque.
On a décliné l'offre mais on leur a quand même expliqué comment on voyait la chose en leur précisant que ça allait être compliqué de réaliser l'effet tel qu'il le voulaient, s'ils tenaient vraiment à tourner autour d'une personne. Parallèlement à ça il y avait un photographe, Carlier, qui avait associé des dizaines d'appareils photos et pris des photos simultanées pour reproduire des faux mouvements de caméra en tournant autour de gens qui éclaboussaient. Leur effet est donc un mélange de ça et de notre technique, en faisant des morphs entre chaque appareil photo.
À l'époque c'était quand même très très balèze car c'était des appareils argentiques, donc il fallait développer les photos, vérifier qu'elles avaient la même exposition, le même cadrage, le même centrage... Donc ce qui semblait être simple au début s'est révélé, je pense, être un cauchemar pour eux, car ils ont dû engager une armée de personnes pour aller refaire des stabilisations, des petits morphings et des corrections de couleur entre chaque image, parmi les centaines qui correspondent au plan. Mais à la fin ça marche, même si nous ne l'aurions pas abordé comme ça.
La scène du "bullet time" dans "Matrix" :
Un an plus tard, je croise John Gaeta, le superviseur des effets spéciaux, dans le grand salon des images de sythèse aux États-Unis. Il venait d'avoir l'Oscar pour Matrix je crois, donc je le félicite, mais lui était un peu moqueur. Pour lui, on avait refusé le projet en or et je lui ai dit que nous allions sortir un film fait avec David Fincher, Fight Club, avec des choses intéressantes. Et nous y avons refait un plan similaire mais avec une toute autre méthode : du camera mapping, un autre outil que nous avons inventé et qui est aujourd'hui utilisé partout et consiste à projeter une image sur un modèle 3D. Et quelques années plus tard, ils nous ont appelés pour faire Matrix 2 et 3. Mais là on n'a pas fait d'effet "bullet time", mais essentiellement des plans de typographie, c'est-à-dire la vision de la Matrice.
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