Quand Rockstar éternue, c'est toute l'industrie vidéoludique qui s'enrhume. La formule, qui peut prêter largement à sourire, n'en reste pas moins vraie. Elle souligne déjà le poids et l'importance des créations d'un studio de développement qui n'a, depuis longtemps, plus rien à prouver. Et qui effraie la concurrence. Celle-ci avait d'ailleurs bien pris soin, dans son écrasante majorité, de se dépêcher de sortir ses titres avant que le dernier rouleau compresseur du studio ne sorte le 26 octobre dernier, date de lancement de Read Dead Redemption 2. Huit ans après un extraordinaire premier volet, Rockstar remet le couvert avec une suite - Prequel, dont la déferlante fut à la hauteur de l'attente suscitée par le titre.
Le jeu a récolté 725 millions $ avec ses ventes le week end de sa sortie, en trois jours. C'est tout simplement le second plus gros démarrage de l'Histoire de l'Entertainment, derrière un certain GTA V, qui reste encore intouchable, et demeure le produit culturel le plus rentable et vendu de tous les temps. A vrai dire, lorsque nous avons pu poser nos mains pour la première fois sur le titre en septembre dernier, on pressentait déjà qu'on tenait là, sauf catastrophe industrielle, l'un des titres majeurs de l'année. Après avoir essoré le titre durant plus d'une soixantaine d'heures, on peut ajouter ceci, la tête encore pleine de souvenirs : Red Dead Redemption 2 est un authentique chef-d'oeuvre; une plongée et une immersion naturaliste dans l'univers du western -un genre cinématographique par excellence- comme on en a jamais vu.
A l'Ouest, enfin du (re)nouveau ?
Le mythe de la Frontière, théorisé pour la première fois en 1893 par l'historien américain Frederick Jackson Turner, a profondément modelé la société américaine, en jouant un rôle très fort dans l'imaginaire collectif et la construction identitaire du peuple américain. Si cette Frontière a naturellement irrigué le western, en particulier l'oeuvre d'un cinéaste majeur comme John Ford, elle constitue aussi un puissant vecteur narratif pour l'équipe de Rockstar, qui a fait le choix de situer son histoire en 1899. A cette date justement, l'époque des pionniers fondateurs est déjà presque un lointain souvenir. L'Ouest vieillissant et désormais agonisant doit céder sa place à la civilisation moderne et industrielle, de gré ou plutôt de force, façonnant profondément le pays au crépuscule de ce XXe siècle.
"Je me dis que les temps changent" disait Pat Garrett, passé du bon côté de la barrière, dans le chef-d'oeuvre de Sam Peckinpah. "Les temps, peut-être, mais pas moi" lui répondait Billy The kid, son vieil ami, désormais condamné à fuir ou mourir les armes à la main, dans un pays qui ne veut plus de lui. Une réplique qui illustre tout à fait l'état d'esprit et la situation de la bande de hors-la-loi menée par Dutch Van der Linde. Suite à un braquage qui a tourné au bain de sang dans la petite ville de Blackwater, Dutch, Arthur Morgan et le reste de la bande doit s'enfuir vers l'Est. Traquée par les agents fédéraux et la célèbre agence de détectives Pinkerton, la bande commet méfaits sur méfaits dans les vastes terres sauvages de l'Amérique, dans un seul et unique but : survivre au jour le jour. Alors que des querelles internes menacent de faire voler la bande en éclats, Arthur est de plus en plus tiraillé entre ses propres idéaux, et sa loyauté envers la bande qui l'a élevé. En particulier vis-à-vis de Dutch, son chef charismatique, qui le considère comme son fils...
Dès l'ouverture, absolument magistrale, le ton est donné. Dans une séquence qui n'est pas sans rappeler La Chevauchée des bannis d'André de Toth ou Les Huit salopards de Tarantino, les membres de la bande affrontent en carrioles puis à pied la neige dans un paysage montagneux, tandis que le blizzard fouettent les visages. Un peu plus tard, tombant sur les membres d'une bande rivale, ils extirpent de leurs griffes une femme du nom de Sadi Adler, qui a vu son mari et son fils massacrés sous ses yeux, et décide de se joindre à ses sauveteurs. Il faut ainsi voir, après seulement une vingtaine de minutes de jeu, la manière dont l'éclairage des lanternes s'agite sur les visages et la neige, tandis que les personnages s'enfoncent péniblement dedans en marchant, laissant un sillon qui ne sera recouvert qu'après une chute abondante de neige. Un détail anecdotique dites-vous ? Pas vraiment.
En fait, tout le jeu est à l'avenant. Avec une rigueur digne d'un horloger suisse, l'équipe de Rockstar s'est littéralement surpassée pour offrir un écrin visuel complètement fou à son Red Dead Redemption 2. Un souci maniaque du détail tel qu'il confinerait presque à l'obsession. Le moindre caillou, le moindre brin d'herbe, chaque pan de mur, chaque arbre, donnent l'impression d'avoir été posés là avec une rigueur toute scientifique. Que dire du travail titanesque sur les éclairages, comme ces rayons de soleil filtrant à travers les branches des arbres au petit matin ? Cette météo changeante, dont la pluie transforme régulièrement les sols en boue avant de sécher le plus naturellement du monde ? Ces paysages aussi grandioses que sublimes, dont certains ne sont pas sans ressembler au Wyoming si cher au coeur de Michael Cimino et sa Porte du Paradis ? C'est beau à pleurer.
Du bayou marécageux entourant la ville de Saint Denis à la ville minière d'Annesburg au nord, en passant par le territoire des Grandes Plaines où s'ébattent des troupeaux de bisons, c'est dans un état de sidération absolue que l'on parcourt l'immense carte de Red Dead Redemption 2. De la sidération qui laisse rapidement place à la contemplation. Dans cet univers et cette fresque naturaliste peuplée d'une faune sauvage qui ne demande qu'à être chassée, on se perd avec délice dans ses méandres au gré des trots de son cheval; on plante la tente et prépare le repas au coin du feu après une séance de pêche intensive; on réchauffe le café à l'aube avant de repartir en selle et revenir sur les rails de l'histoire principale. A moins de s'arrêter pour écouter ce que cet ancien soldat confédéré unijambiste veut nous dire, alors qu'il nous interpelle lorsque nous passons à sa portée. Chaque personnage croisé dans le jeu, du plus important au plus insignifiant, a son propre emploi du temps, et ne se contentera pas de vous attendre bêtement au coin de la rue / du bois / du feu pour nécessairement déclencher un dialogue ou une situation. Ils vivent, tout simplement. "Nous voulions essayer de faire revivre un monde disparu" disait Dan Houser, cofondateur de Rockstar avec son frère et scénariste du jeu, dans un entretien accordé au journal Libération. De ce point de vue, le pari est remporté très (très) haut la main.
Sublime mélancolie
"Faire progresser le personnage principal sur un plan émotionnel et non physique" : telle était une des professions de foi de l'intéressé. On a toujours loué le studio, à juste titre, pour sa science de l'écriture et de la narration. Nimbé de dialogues particulièrement ciselés, aux milieux desquels chacune des répliques du charismatique Dutch pourrait constituer une punchline en puissance, c'est toute une galerie de personnages particulièrement attachants avec lesquels le joueur fait corps. En décernant une mention spéciale au formidable personnage féminin Sadi Adler, évoquée plus haut et doublée par l'actrice Alex McKenna, qui déjoue tous les stéréotypes en devenant un personnage secondaire fort. Et Arthur ? Hanté par son passé, lié à Dutch et balloté au gré des malheureuses péripéties de la bande qui devient de plus en plus le pendant vidéoludique de la Horde sauvage de Peckinpah lancée dans une fuite en avant aussi désespérée que sublime et tragique, Arthur est capable de garder au fond de lui-même une bonté d'âme trahie par la violence inhérente à sa situation. Et semble vouloir prendre congé d'un monde qu'il ne comprend plus. "Ne regardes pas derrière toi, tout ça, c'est bientôt fini" lâche-t-il d'ailleurs à John Marston; conscient que ce monde, son monde, touche à sa fin.
C'est d'ailleurs dans cette perspective que le camp de base de la bande est une formidable trouvaille. Pour Rockstar, il était important que le joueur ait le sentiment de faire partie d'une communauté, d'une famille, comme se plaît régulièrement à le rappeler Dutch. Si ce n'est pas tant la possibilité facultative de participer aux quelques activités proposées en son sein (couper du bois, déplacer des sacs de grains, donner de la paille aux chevaux, ect...) qui est le plus intéressant, c'est surtout que la vie, les heurs et malheurs de la bande se vivent aussi en grande partie au camp, suscitant parfois des moments vraiment poignants, de joies où tout le monde danse, de mélancolies au gré d'une sublime bande-son, et de tristesses. Là aussi, on a la fabuleuse sensation qu'il y a quelque chose de profondément organique dans cet univers.
Eloge de la lenteur
En dépit de ses évidentes et brillantes qualités, le jeu a aussi essuyé de vraies critiques. A commencer par la lenteur de son personnage, qui en a irrité plus d'un. Etirant son récit sur six chapitres et un épilogue en deux parties, certains estiment que le jeu traîne aussi artificiellement en longueur et en circonvolutions; dont un premier chapitre qui dure au bas mot cinq heures. Et encore, il prend tellement son temps que les enjeux et les pièces du puzzle ne sont posées qu'avec parcimonie, par petites touches. Avant de nettement monter en puissance au fur et à mesure que le crépuscule des dieux ne se rapprochent d'Arthur Morgan et des membres de la bande. On a aussi pu lire de vives critiques sur son gameplay, parfois très rigide, avec en prime des changements de boutons pour une même action, ce qui vaut régulièrement au joueur, au moins au début, de s'emmêler les pédales et de dégaîner son revolver au lieu de saluer un passant dans la rue. Pour tout dire, un gameplay reposant parfois sur des mécaniques archaïques que la concurrence n'oserait même plus mettre dans un jeu en Open World de cette échelle aujourd'hui.
Et pourtant. Cette éloge de la lenteur, cette difficulté dans la préhension, est en fait tout à fait intentionnelle de la part du studio, qui fonctionne sur ce point totalement à rebours de la concurrence. C'est justement ce qui fait tout le sel de ce Red Dead Redemption 2, qui demande à être apprivoisé, lentement, sûrement. Un titre, qui n'a, sur le fond, certes rien de révolutionnaire. Mais qui sublime jusqu'à un point d'incandescence jamais atteint la recette de l'Open world, et sans jamais se départir d'une brillante narration, achevant de hisser le nouveau de jeu de Rockstar au panthéon du genre.
Ci-dessous, la bande-annonce de lancement du jeu...