Virginie Despentes et l’écran, c’est déjà une longue histoire d’amour. En un peu moins de 20 ans, quatre de ses sept romans auront connu une seconde vie au cinéma. Il y a d’un côté les oeuvres qu’elle adapte elle-même, seule : Bye Bye Blondie (2012) avec Béatrice Dalle et Emmanuelle Béart ; ou accompagnée de Coralie Trinh Thi pour son premier passage derrière la caméra avec Baise-Moi (2000). Et il y a les autres : Les Jolies Choses (2001) de Gilles Paquet-Brenner avec Marion Cotillard, Titoff, Stomy Bugsy et Patrick Bruel ; et Tel Père Telle Fille (2007) adaptation de Teen Spirit par Olivier De Plas avec Vincent Elbaz et Daisy Broom.
Le grand écran étant trop étroit pour adapter Vernon Subutex, c’est sur Canal + que sera porté le roman fleuve. Romain Duris, Laurent Lucas ou Flora Fischbach figureront au casting d’une première saison de neuf épisodes de trente minutes, dirigée par Cathy Verney et Benjamin Dupas.
Entrer dans l’univers de Virginie Despentes relève de l’expérience. De celle qui n’épargne personne et dont on ne ressort pas toujours indemne. L’auteure traîne depuis ses débuts la réputation de quelqu’un qui dérange. A sa personnalité intense se sont ajoutés des préjugés, des raccourcis faciles, une sorte d’auto-défense face à son côté sulfureux qu’elle s’amusait à entretenir, aussi bien par provocation que par envie de remuer le monde, de le sortir de sa léthargie. On n’entre pas dans l’oeuvre de Virginie Despentes par hasard, comme on verrait de la lumière. Il faut avancer avec assurance mais prudence, être curieux mais invité, y aller les yeux fermé mais attentif aux signaux. Mais surtout, peut-être que pour entrer chez Virginie Despentes, il faut auparavant savoir qui est Virginie Despentes.
Virginie Despentes écrit de chez les...
« J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché de la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m'excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. »
C’est peut-être l’introduction la plus connue de Virginie Despentes. Celle qui frappe le plus fort et qui résume un peu son style, son ton, sa réflexion, sa nature de poil à gratter de la société, avec une forme de bienveillance pour le côté des losers, des marginaux, des laissés pour contre, des rebuts, des inadaptés ou des paumés, ceux qui ne rentrent pas dans le rang. Celle qui dit les choses comme elles sont, avec du rythme, une certaine musicalité, un côté brut et brutal et une grande clairvoyance. Ces lignes sont issues de son essai King Kong Théorie, « manifeste pour un nouveau féminisme ». Un livre charnière dans sa riche carrière, une porte d’entrée pour comprendre sa voix et ses romans, « le récit du cheminement intellectuel et viscéral de Virginie Despentes vers le féminisme » (Juliette Arnaud, sur France Inter).
Celle qui doit son pseudonyme aux Pentes de la Croix Rousse à Lyon, incarne et diffuse dans ses livres le produit de ses expériences : son enfance de parents militants à chanter l’Internationale ; sa mère féministe ; sa découverte de Charles Bukowski à 12 ou 13 ans ; son internement forcé dans un hôpital psychiatrique à 15 ans ; sa découverte des Béruriers Noirs (célèbre groupe de punk français) qu’elle suivra partout en concert. Victime d’un viol alors qu’elle revenait de Londres, elle s’installera longtemps dans le déni avant de révéler dans King Kong Théorie qu’il « est fondateur dans ce que je suis, en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est à la fois ce qui me défigure et me constitue ».
L’après King Kong Théorie
Qui est Virginie Despentes revient à dire ce que sont ses romans : des uppercuts qui bousculent les idées reçues, des textes qui dérangent, inconfortables mais lucides, des réflexions qui dit le féminisme, le pense et le réfléchit, des romans aux personnages souvent cabossés, maladroits, une oeuvre qui passe d’une rage individuelle à une conscience plus collective. Oui, les romans de l’auteure sont violents, durs, ne détournent pas les yeux face aux épisodes brutaux que traversent les personnages. Virginie Despentes expose les faits sans juger, à travers des personnages inavouables, pourritures sans salut possible mais auxquelles elle donne une voix. Dire et écouter, donner autant que prendre la parole. Ce qu’elle a à dire n’est pas toujours agréable à entendre mais il est toujours intéressant de l’écouter. C’est peut-être pour ces raisons que ses adaptations au cinéma ont parfois souffert d’un décalage, où les images ne transmettent pas fidèlement la puissance des mots, leur impétuosité, leur frénésie, leur caractère féroce.
Au fil de ses romans, Virginie Despentes est peut-être devenue moins sulfureuse. Non parce qu’elle se serait assagie mais parce qu’elle vieillit, qu’elle est une « madame » désormais (ses mots). Après la bonne réception critique de King Kong Théorie, quelque chose s’est apaisée chez elle mais aussi chez ceux qui la critiquent. Le fait d’avoir été lue, entendue, sans produire de réactions violentes et ulcérées, sans agressivité, sans polémique a changé son statut. Celle qui a souffert d’avis assassins à la sortie de son premier livre, Baise-Moi, qui a vu son adaptation en film retirée des salles après la publication d’une tribune de militants catholiques d’extrême droite dans Le Nouvel Obs, quitte ses oripeaux de paria, pour devenir plus honorable jusqu’à être élue membre de l’académie Goncourt en janvier 2016.
Les séries ont changé sa façon d’écrire
Ses livres tapent toujours fort et juste mais l’auteure se fait davantage chroniqueuse de son époque. Vernon Subutex, son dernier roman en date, prend des instantanés de ce qu’elle observe et entend. Une histoire de collage, de pistes de réflexion, façon kaléidoscope où sa voix s’infuse dans tous ses personnages. Roman choral, pluriel, somme qui résume un peu tout Virginie Despentes : l’importance de la musique comme moyen d’évasion, la force d’un collectif dissident, la crainte devant la montée des extrêmes, la Butte-Chaumont qu’elle voit de son appartement, la violence faite aux femmes, la pornographie, un militantisme apolitique, la déshumanisation, la dépersonnalisation progressive de la société. Vernon Subutex est l’histoire d’un monde qui meurt. A travers ses romans, elle espère transmettre les choses que les livres qu’elle a lu lui ont transmis. De croire à l’idée que si la littérature ne peux pas changer le monde, elle peut au moins changer les gens. Cette volonté traverse ses livres, ses films. Une idée de transmission, de bousculer les lecteurs ou spectateurs, de heurter leurs préjugés. La force de l’art dans un monde de plus en plus régi par un esprit publicitaire où il ne faudrait surtout pas déranger, où tout doit être consommé, rapidement, facilement, sans poser de problèmes ; de ne surtout pas ouvrir la discussion ; que les gens ne soient pas amenés à réfléchir.
Dans Vernon Subutex, il y a l’idée d’une écriture sérielle, qui s’étale, qui prend son temps. L’auteur s’est exprimée sur sa passion pour les séries, de « s’immerger dans un monde et pouvoir rester longtemps dedans, plusieurs heures par semaine », comme une sorte d’hypnose, l’impression de mener une vie parallèle. Elle le dit, les séries comme les jeux vidéos ont changé sa façon d’écrire. Plus immersif et contemplatif, moins punk et direct. Alors l’idée de voir Vernon Subutex adapté en plusieurs épisodes a du sens, une extension logique de l’existence du roman, une façon de poursuivre l’aventure, en empruntant un autre chemin. Si ses adaptations au cinéma ont toujours été un peu frustrantes (au mieux), désagréables (au pire), reste à espérer que la langueur d’une narration sérielle rende justice à Vernon Subutex.