En 2018, 2001 : L'Odyssée de l'espace fête ses 50 ans. Et c'est sur la Croisette que la célébration a eu lieu, avec la projection d'une copie en 70mm du classique de Stanley Kubrick présentée par Christopher Nolan. La veille de cette séance qui restera parmi les plus mémorables de cette édition, le cinéaste anglais dont le premier long métrage a été dévoilé il y a 20 ans à Toronto, avait donné une masterclass à retrouver en vidéo sur le site de Cannes, et dont nous avons retranscrit l'intégralité, en deux parties. Et on commence par la raison de sa venue dans le Sud de la France.
LA RENCONTRE AVEC "2001"
J’ai découvert le film à l’âge de 7 ans, un an après la sortie de La Guerre des Étoiles et son succès phénoménal, qui a incité les décisionnaires à re-montrer 2001. Mon père m'a emmené dans la plus grande salle de cinéma de Londres, l'Odeon Leicester Square, où une copie en 70mm était montrée. J'ai été absolument époustoufflé par cette expérience et je l'ai dès lors conservée intacte dans mon esprit. L'écran s'est ouvert et je me suis senti partir dans un voyage donc je ne suis pas encore tout à fait revenu. Être aujourd'hui à Cannes, festival dans lequel je me rends pour la première fois, pour transmettre cette expérience et ce voyage à une nouvelle génération de cinéphiles est en soi un grand bonheur.
L'INFLUENCE DE "2001" SUR SON ENVIE DE FAIRE DU CINÉMA
Ce que ce film m'a fait découvrir, c'est que le cinéma était capable de tout. Qu'il n'y avait pas de limite et d'impossible, que le possible au cinéma ne tenait qu'à notre imaginaire, notre propre volonté, puisque Kubrick avait réussi, en 1968, à se débarrasser complètement de toutes les règles qui lui étaient imposées et à réinventer totalement le cinéma. Donc pourquoi pas nous ? Pourquoi est-ce que d'autres réalisateurs et moi-même n'essayerions pas de repousser, jusqu'à l'extrême, les limites et cadres théoriques que l'on pourrait tenter de nous imposer.
S'il s'agit de restaurer des films qui ont été créés en pellicule, il faut avant tout essayer de les restaurer dans le format d'origine
SA PARTICIPATION À LA RESTAURATION DE "2001"
L'été dernier, après la sortie de Dunkerque, nous avons eu l'idée avec la Warner de travailler sur une conversion en 4K et HDR de sept de mes films, pour leur ressortie en Blu-Ray. Comme cette transformation était inédite, il nous a fallu la faire en installant des projecteurs, pour pouvoir vérifier la conformité des projecteurs 35 et 70mm, de l'image 4K avec les images d'origine. C'est lorsque nous étions en faire ce travail que l'on nous a proposé, à mon chef opérateur et moi-même, de voir deux belles bobines de 2001 : L'Odyssée de l'espace qu'ils avaient sous la main. Nous les avons bien évidemment regardées mais sans le son, pour re-découvrir la magie de ces bobines et images telles que Kubrick les avait conçues en 1968.
De fil en aiguille, nous nous sommes dit que, comme le cinquantième anniversaire du film approchait, ce serait un très beau cadeau à faire aux cinéphiles d'aujourd'hui que de leur re-proposer une restauration de ce film. Non pas en numérique mais en 70mm, pour qu'ils puissent le re-découvrir comme ils auraient pu le faire s'ils avaient été spectateurs dans les salles en 1968. Et il se trouve que la Warner avait déjà préservé toutes les salles avec des projecteurs 70mm pour Dunkerque, donc comme nous avions aussi cet élément-là, nous savions que ce projet n'était pas complètement fou. Pour rester dans l'esprit de 2001, je dirais que les planètes se sont alignées. Et quel meilleur tremplin que le Festival de Cannes pour lancer cette aventure.
QUELLES OPTIONS POUR LA RESTAURATION ?
Cela fait vingt ans que la restauration équivaut à la numérisation de films, qui consiste à enlever des défauts de fabrication dûs à la pellicule, toutes ces poussières, ces rayures, ces sautes. On les nettoie mais on transforme le support. Et transformer le support revient à donner une expérience différente aux spectateurs potentiels. Nous avons donc pris le parti de la non-restauration de la copie, et de préserver le même mode de fonctionnement, en recréant un négatif 70mm pour aboutir à des conditions de projection identiques. Et nous avons, par chance, retrouvé les notes qui nous ont permis de retrouver le même type de pellicule et reproduire l'image telle que Kubrick a dû la voir et la faire poser.
Je ne nie pas l'importance que peut avoir le numérique en tant qu'outil de transmission, mais je pense que s'il s'agit de restaurer des films qui ont été créés en pellicule, il faut avant tout essayer de les restaurer dans le format d'origine.
LE 70MM DANS SON CINÉMA
Ce qui s'est passé n'est pas propre au 70mm, car cela vaut aussi pour le 35 et le 16mm. C'est la pellicule en elle-même. L'évolution a fait qu'il ne s'agit plus aujourd'hui d'une querelle de chapelles entre le numérique et l'argentique. Nous en sommes à essayer de donner un choix légitime entre deux types de supports, que les cinéastes qui souhaitent tourner en numérique le fassent, et que ceux qui font le choix de la pellicule aient de réelles possibilité de le faire mais aussi qu'ils soient montrés ainsi.
Il s'agit de décomposer une idéologie qui est en train de se mettre en place quant à la restauration des films du patrimoine, et qui consiste à croire que restaurer un film c'est nécessairement le numériser et que la version numérique se subsitue petit-à-petit au format d'origine. C'est vraiment le pire danger qui les guette : le numérique permet d'archiver des films et d'y accéder plus facilement donc c'est un outil formidable dans cet objectif. Mais il ne se substitue en rien à la nécessité d'avoir d'abord le support d'origine, de le conserver pour l'Histoire et le futur du cinéma. Pour que ce support existe en tant que tel.
LA COULEUR DE L'ARGENTIQUE
Du point de vue de la palette et de la variation de couleurs que l'on peut avoir, le numérique ne nous offrira jamais ce que l'on peut avoir sur pellicule. Même chose en ce qui concerne la résolution, le détail : nous sommes très loin de pouvoir comparer les deux supports. Mais je veux dépasser ces justifications en disant que mon goût provient de quelque chose de personnel, de subjectif, qui est de l'ordre de l'émotion. Il est évident que l'image analogique est la plus proche de la façon dont un oeil voit le monde et il n'y a, pour moi, pas de meilleure façon pour le spectateur de se laisser emporter par l'expérience que lui offre le grand écran et d'adhérer à ce qu'il voit.
C'est l'image qui donne ce potentiel émotionnel, surtout quand on peut rester en analogique sur toute la durée du film. C'était notamment le cas sur Dunkerque, en IMAX aussi car nous avons pu avoir 138 copies, donc c'est extraordinaire de savoir que le public le découvrira en 70mm même si, encore une fois, nous nous sommes donnés beaucoup de mal pour que les copies en 4K soient aussi de très belle qualité. Je suis très fier d'avoir cette dualité de propositions à faire au public, sans pour autant sacrifier le support analogique.
L'IMAX, SUPPORT DE L'IMMERSION ?
J'ai découvert les films en IMAX quand j'étais adolescent. J'allais dans des musées et découvrais des documentaires de 40 minutes que je trouvais absolument fascinants. Je me disais que si l'on pouvait faire et voir des films sur ce support-là, ce serait quelque chose d'extraordinaire étant données la taille, la précision et la netteté de l'image. J'ai su, quand j'ai commencé la trilogie Dark Knight avec Batman Begins, que des films hollywoodiens étaient en train d'être convertis pour être montrés dans des salles IMAX, donc je leur ai proposé de faire de même avec mon film.
Nous sommes ensuite allés un peu plus loin dans cette collaboration car j'ai eu recours aux caméras IMAX pour The Dark Knight, afin de tourner certaines séquences comme l'introduction du Joker ou le moment où le camion bascule. Le résultat est extrêmement satisfaisant et impressionnant, mais il y a un certain nombre de coûts très compliqués : l'image est 3 fois plus grande que sur une pellicule 70mm normale et vous ne pouvez pas ainsi pas tourner pendant plus de 90 secondes d'affilée sur une bobine. Tout le tournage devait s'organiser en fonction de cela, car dès que nous filmions avec une caméra, nous en chargions une autre pour perdre le moins de temps possible.
Et c'est grâce à des améliorations technologiques que nous avons pu mener à bien le projet ambitieux qui était de tourner tout Dunkerque en IMAX, et que j'ai réalisé le rêve conçu à l'âge de 16 ans.
PLUS DE PELLICULE, MOINS D'EFFETS NUMÉRIQUES
Le choix de tourner en 70mm assorti au processus de transformation en numérique vous donne une conscience aigüe de ce que vous perdez avec le numérique, des choses qui disparaissent. Il faut donc trouver comment faire pour éviter cette perte, et cela se fait dans toutes les étapes de la fabrication d'un film. Dans Dunkerque, dès la conception des décors et comme nous savions que nous n'aurions pas recours à des trucages numériques, nous nous sommes demandés comment les chefs décorateurs faisaient avant, et nous nous sommes retrouvés à construire des décors et bateaux en carton. Et même des soldats placés derrière les figurants, ce qui fonctionnait très bien.
Ce mode de fonctionnement a aussi une conséquence pour les acteurs, car ces derniers n'ont plus besoin de concentrer leur savoir-faire pour donner l'impression de vivre une situation. Ils n'ont qu'à réagir car la réalité physique les entoure. Et c'est parce qu'il est dans la réaction qu'il a une profondeur d'interprétation perceptible par l'oeil du spectateur, qui peut lui-même réfléchir à la profondeur d'un comportement humain, plutôt que se contenter de découvrir le récit à travers le jeu de l'acteur. En tant que directeur d'acteurs, je peux avoir une relation beaucoup plus intime et profonde avec eux, car ils sont pris dans tout ce processus avec moi. Cela conditionne toutes les étapes.
PAS DE SECONDE ÉQUIPE DE TOURNAGE
Quand j'ai commencé à travailler pour les studios, c'était une tendance que d'avoir une deuxième équipe très importante pour tourner tous les plans qui n'avaient pas besoin de la patte du réalisateur. Venant du cinéma indépendant, je n'arrivais pas à me faire à cette idée car je ne comprenais pas comment un plan pouvait être digne d'être sur l'écran mais pas d'être tourné par moi-même. Il n'y a pas de petit plan, tous sont aussi grands que l'écran et ils ont tous besoin de notre présence et notre engagement total, même si c'est un insert de main.
Il est très important que ce soit l'acteur lui-même et l'équipe toute entière qui s'investissent, sans quoi l'émotion de ne serait pas la même. À chaque fois que j'ai dû faire une concession à ce niveau, je l'ai regrettée et je n'ai jamais été à l'aise avec ces plans-là car le résultat n'est pas le même. Dès la phase préparatoire, avec les producteurs, pour décider de ce que l'on va tourner, moi je ne me vois pas dire qu'il y a des plans que je suis prêt à déléguer.
Je ne comprenais pas comment un plan pouvait être digne d'être sur l'écran mais pas d'être tourné par moi-même
"FOLLOWING", SON PREMIER FILM
(Un long métrage sur lequel Christopher Nolan a été réalisateur, scénariste, monteur et chef opérateur, prouvant qu'il maîtrise parfaitement la technique)
Stanley Kubrick avait dit qu'il n'y avait pas de meilleur moyen pour apprendre à faire un film que d'en faire un. C'est ainsi que j'ai approché mon métier : je n'ai pas fait d'études de cinéma, je me suis juste mis à faire des films. Pour ce qui est de Following, c'est un film que nous avons fait sans le sou, en ne tournant que les week-ends car nous bossions tous pendant la semaine. Nous étions une bande d'amis, et même pas sûrs de qui serait présent le samedi, donc il fallait que chacun sache se débrouiller dans les compétences requises, et que nous fassions le son et l'image quand nous le pouvions.
C'est vraiment en se coltinant la diversité et la difficulté de chacune des tâches du cinéma que je les ai apprises. C'est quelque chose qui m'est extrêmement utile et dont je mesure aujourd'hui l'importance, parce que c'est ainsi que je travaille avec mes équipes, pour pouvoir aller voir chacune des personnes qui les constituent et justifier l'exigeance que vous pouvez avoir quand vous les embêtez. Il faut que vous sachiez ce dont vous parlez. C'est très important car votre équipe doit savoir que vous êtes là pour diriger, que c'est vous qui êtes à la tête de l'entreprise, mais également capable de comprendre ce qu'ils font. C'est ce que je recommande à chaque jeune réalisateur : il faut savoir ce que c'est que de prendre le son sur un plateau, monter des décors, s'occuper des lumières ou prendre une caméra.
Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il faut faire l'acteur, mais tout le reste, vous devez savoir le faire car votre équipe a besoin de compter sur votre respect. Et pour respecter quelqu'un, il faut connaître l'importance de son travail. C'est aussi ce qui vous permet de ne pas être à leur merci mais dans une relation plus égale.
SES ÉTUDES, NON PAS DE CINÉMA MAIS DE LITTÉRATURE
Que les choses soient claires : je n'ai pas fait d'école de cinéma car je n'ai pas pu y rentrer (rires) Par dépit, je suis allé demander à mon père ce je devais faire, et il m'a conseillé de faire de vraies études. J'ai pensé qu'il s'agissait de littérature anglaise car c'est dans cette matière que j'étais le plus à l'aise au lycée, là que j'avais l'impression de pouvoir me doter d'une compétence plus précise pour le travail de mes films. Ça s'est effectivement révélé utile car, lorsque l'on écrit un scénario, le maniement d'un certain nombre de concepts, de critiques cinématographiques et littéraires peuvent vous être utiles. Savoir ce qui relève de l'intention de l'auteur et la distinguer des interprétations vous permet d'avoir une idée plus précise de ce qu'un cinéaste place dans son film et ce que cela ouvre comme interprétations possibles.
Quand vous avez recours à des symboles, des métaphores, il est important d'avoir une idée de la résonnance que ce qu'ils peuvent avoir en fonction de l'environnement imaginaire et littéraire qui est celui du public qui les reçoit. Tout cet appareil, toute cette culture, ça m'a été très utile dans la façon de faire des films et approcher le cinéma. Une fois ce diplôme en poche, je n'ai pas fait d'école de cinéma et j'ai commencé à tourner des films en 16mm. Mais je pense que ça a été pour moi une chance que d'avoir ce parcours.
DES THÈMES CLÉS DÉJÀ PRÉSENTS DANS "FOLLOWING"
Quand on le regarde rétrospectivement, et cela ne peut se faire que dans ce sens-là, car aucun cinéaste, à commencer par moi, ne peut planifier l'évolution de sa carrière, je me rends compte que Following a été pour moi un point de départ idéal. Je ne pouvais pas mieux commencer et apprendre mon métier qu'en faisant ce film. En raison du manque de moyens dans lequel nous étions, nous avions une méthode de travail très précise, qui était toujours la même : ne pouvant pas faire plus d'un ou deux prise(s) par plan, nous tournions en lumière naturelle, caméra à l'épaule que je maniais moi-même. Les acteurs arrivaient très préparés car ils avaient beaucoup répété leur texte, et je les suivais pendant qu'ils se déplaçaient dans un espace que nous connaissions parfaitement.
Tout ceci m'a inculqué une approche de la mise en scène qui n'est jamais en 2 mais en 3 dimensions. Il s'agit immédiatement de se poser la question de la place du récit, du regard de celui qui raconte l'histoire. Un regard qui épouse très souvent celui du personnage. Il n'y a pas de dédoublement entre le récit tel qu'il est vécu par le personnage, l'histoire et le spectateur. Cette approche a accompagné tous mes films par la suite, surtout que bon nombre de mes films se rapprochent du film noir. Et dans tout bon film noir, le parcours du personnage s'apparente à un labyrinthe. Plutôt que de le regarder de haut et le voir s'y engouffrer et s'y perdre, nous l'accompagnons, nous sommes avec lui.
Retrouvez bientôt la deuxième partie de cette masterclass, où il sera notamment question de son frère Jonathan, de Batman et du travail sur le son