Le 19 avril dernier, veille de la sortie mondiale de God of War, le Game director du jeu, Cory Barlog, postait sur Youtube une vidéo. Nerveux, celui-ci expliquait qu'il s'apprêtait à découvrir (en direct donc) les notes du jeu sur le site Metacritic. En découvrant celles-ci, dithyrambiques, avec une moyenne de 94/100, l'émotion le submerge au point qu'il fond en larmes; la tension et l'énorme pression retombant. La vidéo a depuis été vue plus de 1,2 millions de fois, et récolté plus de 11000 commentaires. "Ca fait cinq ans, cinq longues années que nous avons passé à faire ce jeu. Ca été tellement dur !" lâche-t-il. Si cette démarche de se filmer ainsi peut sans doute faire un peu tiquer, on peut tout à fait faire preuve d'empathie concernant l'intéressé.
"La création d'un nouveau God of War est similaire à l'ascension impossible d'une gigantesque montagne, parsemée d'innombrables échecs cuisants mais aussi de victoires exaltantes" dira plus tard Barlog. C'est peu dire que Santa Monica Studio avait une énorme pression sur les épaules. Comment rester fidèle à une licence qui a toujours été considérée à juste titre comme une vitrine technologique de la console de Sony ? Abstraction faite de God of War : Ascension qui était un Prequel, comment passer après un déjà extraordinaire God of War III sorti en 2010, dans lequel Kratos réglait une fois pour toute leurs comptes aux dieux de l'Olympe dans un bain de sang ? Comment se réinventer sans couper tous liens avec les racines de la licence ? La réponse, cinglante, a la vigueur d'un uppercut, avec un titre qui a choisi de faire en partie table rase du passé. Démolir pour mieux reconstruire, quitte à ne pas faire l'unanimité dans ses partis pris. Qu'à cela ne tienne, God of War tiendra tout à la fois du Reboot et du Sequel.
Un voyage homérique en terres nordiques
Le marbre et les colonnades de l'Olympe font désormais place aux forêts, montagnes et cavernes obscures de la mythologie nordique. Vengé des dieux de l'Olympe - mais à quel prix ?-, Kratos, le demi-dieu immortel, vit désormais comme un homme au royaume des monstres et des dieux nordiques. Sur ces terres sauvages et hostiles, à la blancheur souvent immaculée, fuyant un passé qui le hante et n'a, au fond de lui, jamais cessé de le consummer, il incarne le mentor et père de substitution d'Atreus, un fils en quête de reconnaissance et d'un amour paternel qui ne vient jamais. Ou si peu. Handicapé émotionnel, d'une dureté souvent terrible envers lui, la rage en permanence contenue, le monstre et parricide Kratos doit réapprivoiser des sentiments qui l'ont quitté depuis bien longtemps. Avec au fond de lui cette peur qui le taraude : que son fils marche dans ses pas et devienne comme lui, incontrôlable, insensible à la souffrance. "Tu n'es pas encore prêt !" ne cesse-t-il de lui répéter dans le premier tiers du jeu, tentant de canaliser l'impulsivité inhérente à la jeunesse de son fils.
Tout comme le fit The Last of Us, dont le Game Director ne cache d'ailleurs pas l'influence dans la narration de son God of War, Kratos et son fils tissent au gré de l'aventure des liens de plus en plus étroits, faits à coups de non-dits, parfois subtils et délicats, au détour d'une discussion ou des gestes d'un Kratos hésitant à manifester son affection en plaçant sa main sur l'épaule d'un fils toujours désireux de bien faire. Vouloir rendre plus humain un demi dieu qui n'a, dans le passé, jamais brillé par sa subtilité, quitte même à verser dans la caricature : c'est déjà un bel exploit.
Sous les auspices d'une direction artistique sidérante de beauté et de cohérence, le titre se pare aussi d'un incroyable et formidable tour de force technique, servant à la fois la narration et le gameplay. Tout le jeu a en effet été pensé comme un unique plan-séquence. Loin d'être un gimmick ou un caprice de son Game Director, ce choix renforce au contraire la proximité du joueur avec son personnage en resserrant nettement le champ de vision, avec une caméra placée par-dessus l'épaule de Kratos.
Si dans le passé l'une des marques de fabrique de la licence était justement ces incroyables jeux d'échelles et de contrastes entre Kratos et le gigantisme des environnements qu'il traversait, ce resserrement du champ de vision de la caméra -qui sait quand même régulièrement aérer l'espace- renforce considérablement l'impact de la violence écrasante et la brutalité des combats, avec une hache magique que Kratos est capable de lancer comme un tomahawk pour vener se loger dans le crâne de ses adversaires, avant qu'elle ne reviennent entre ses mains. Dans God of War, le danger vient de partout, autour d'un personnage au champ de vision parfois restreint.. Sans la possibilité d'avoir une vue d'ensemble des ennemis, Kratos compte sur son fils qui l'averti régulièrement de la provenance du danger, ce qui créé une vraie tension lors des combats dont certains se révèlent difficiles, et dont la violence a cependant le mérite de ne jamais verser dans la surenchère gratuite.
Particulièrement généreux sur sa durée de vie -au bas mot une trentaine d'heures-, God of War s'est aussi nourri d'influences plus ou moins évidentes dans son développement : les productions du brillant studio Naughty Dog, des combats lorgnant parfois vers l'exigence des productions du studio From Software, à qui l'on doit la série des jeux Dark Souls et Bloodborne, ou encore des environnements et des mécaniques de gameplay qui ne sont pas sans rappeler ceux d'un autre formidable jeu, Horizon Zero Dawn. Reprendre des recettes et des idées déjà éprouvées, certes, mais en veillant à les sublimer. C'est ce que fait, et brillamment, ce God of War, dont on aimerait que l'aventure et l'immersion soient sans fin.