AlloCiné : Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de Nuit debout ?
Mariana Otero : Le 23 février 2016, j’étais présente à la réunion à la Bourse du Travail qui avait eu lieu à l’appel de Ruffin, de syndicalistes, d’intellectuels, d’intermittents…. On se demandait quoi faire contre la Loi Travail. On avait décidé finalement qu’ « on ne rentrerait pas chez nous » après la manifestation du 31 mars : Nuit Debout venait de naître. Ensuite durant le mois de mars, on s’est organisés. Pour ma part, j’étais dans la Commission Communication, non pas pour filmer mais pour informer en distribuant des tracts, en faisant des criées dans le métro…Le 31 mars, j’étais place de la République et le « 32 » mars j’ai trouvé que ce que s’y passait était tellement beau, que j’ai repris ma caméra.
Qu'est-ce qui vous a attirée dans ce mouvement ?
J’ai été émue par cette assemblée de citoyen-ne-s totalement inédite qui tentait de réinventer la démocratie en redonnant la parole à chacun de façon égalitaire, en dehors des partis et des organisations syndicales. Sans chef et sans représentant. Je retrouvais là quelque chose qui me tient à cœur comme citoyenne et cinéaste depuis 25 ans : comment construire quelque chose ensemble tout en considérant chacun dans sa singularité, comment réinventer un collectif démocratique.
L'Assemblée fait l'éloge de la parole libre et se méfie de la rhétorique. Comment avez-vous capté cette parole ? Combien de caméras et d'équipes avez-vous déployées sur la Place de la République ?
J’étais seule à filmer avec un ingénieur du son qui avait bien voulu se joindre à moi dans cette aventure un peu folle sans financement, sans préparation. Au début sur la place j’allais filmer chacune des commissions, mais très vite je me suis rendue compte qu’en papillonnant d’une commission à l’autre, je n’arriverais pas à raconter le travail qui se faisait sur cette place. Or c’était cela qui était extraordinaire : les gens travaillaient, réfléchissaient ensemble. Pour saisir cela, j’ai compris qu’il fallait que je choisisse un angle narratif. J’ai alors décidé de me concentrer sur la commission « démocratie sur la place » qui avait en charge le fonctionnement de l’assemblée et la circulation de la parole. Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix, tel était un des défis de cette assemblée, tel serait l’enjeu du film.
Combien d'heures de rushes avez-vous tourné au total ? Comment avez-vous fait votre choix dans ce matériau pour votre montage ?
J’ai tourné plus de 70 heures de rushes. Ce qui n’est pas énorme. Avec la monteuse nous avons travaillé par réductions successives. Nous sommes passés de 70 heures à 20 puis de 20 à 8 etc… Jusqu’à ne garder plus que ce qui nous semblait essentiel. Puisque contrairement à mes autres films, j’avais tourné sans repérages préalables, sans écriture, c’est le montage qui a été le moment de l’écriture et de la réflexion. D’où cette méthode qui m’a permis de digérer ce qui s’était passé, de le penser, et de le restituer.
Nuit debout est une expérience unique de démocratie directe. Dans le film, on cite en exemple la Grèce antique. Que pensez-vous de ce retour aux origines de la démocratie ?
C’est un mouvement qui a remis en question toutes ces évidences que l’on nous assène depuis qu’on est petit, comme quoi notre république grâce à la révolution française serait démocratique …Tout cela est démonté, déconstruit sur la place : on y entend par exemple que la démocratie représentative n’a jamais été considérée par les véritables démocrates comme une démocratie et que le vote n’est pas la seule solution possible pour décider etc… Les participants de Nuit debout se référaient pour réfléchir parfois à la Grèce antique, considérée par beaucoup - pas par tous- comme un des pays d’où provient la démocratie, mais aussi aux pirates et à d’autres expériences de démocratie réelle, participative, sans représentants et sans chef.
La fatigue et l'inconfort sont des éléments constitutifs de Nuit debout. Dans quel état avez-vous fini le tournage de L'Assemblée ?
Des tournages au long court j’en ai fait souvent et la fatigue fait partie de l’expérience. Mais là ce qui a été particulièrement inconfortable, qui m’a fatiguée et a épuisé les nuits deboutistes en général, c’est la répression policière aux abords de la place et dans les manifestations, c’est le combat inégal qu’il a fallu mener contre des « forces de l’ordre » très agressives envers tou-te-s les manifestant-e-s. Et pour moi, comme pour les périscopeurs, journalistes et cinéastes qui ont filmé, c’est le fait que la police ignore et bafoue totalement la loi qui autorise toute personne à filmer les forces de l’ordre.
Il y a une dimension comique dans l'organisation des débats. Les participants multiplient les commissions, sous-commissions, inter-commissions... Cela crée un effet d'accumulation presque burlesque, quasi burlesque.
La démocratie participative est difficile à organiser surtout sur une place ouverte à toutes et tous. C’est lent, beaucoup plus lent qu’un 49.3 et des ordonnances. Par exemple comment fait-on pour décider de ne pas voter sans voter ? Alors oui cela peut faire sourire mais ce sourire doit permettre de comprendre la difficulté. Il faut du temps pour inventer et le temps manquait : chaque jour il fallait commencer par reconstruire les installations détruites par la police, remonter la sono qui était souvent confisquée.
L'Assemblée donne l'impression d'une parenthèse enchantée, d'une douce utopie. Mais est-ce une utopie sans lendemain ?
Non, je ne crois pas que Nuit debout soit sans lendemain. ND a permis à beaucoup de gens, et de jeunes en particulier, de se réapproprier le politique d’une manière tout à fait nouvelle. Nuit debout a fait émerger des thèmes qui ont été repris lors des élections : le revenu universel, le nécessaire renouvellement de notre démocratie, le vote blanc, le tirage au sort. C’est un mouvement qui a fait « des petits », des réseaux qui continuent d’agir, de lutter et de s’organiser.
Le monde extérieur ne semble plus exister l'espace de quelques mois sur la Place de la République. La société française est recréée sur cette agora. C'est à la fois abstrait et concret. On pense au dispositif adopté par Lars vont Trier pour Dogville.
Dans le film, par le montage, dans mes choix, j’ai essayé d’aller vers quelque chose qui puisse être regardé dans 10 ou 20 ans qui dépasse l’actualité et acquiert une dimension universelle. Le sujet du film, plus que Nuit debout, c’est la démocratie elle-même, cette égalité vers laquelle on tend et pour laquelle il faut toujours se battre. C’est pourquoi ce qui se passe sur cette place fait sens au delà de l’époque.