Cela fait déjà cinquante ans (!) que Valérian et Laureline promènent leur élégante silhouette dans la bande dessinée de science-fiction. Grâce à la plume de Pierre Christin et au crayon de Jean-Claude Mézières, ce duo d’agents spatio-temporels a été le vecteur d’un imaginaire exceptionnel qui, au fil du temps, n’a cessé d’aborder des thématiques modernes tout en influençant grandement le cinéma de science-fiction.
Officiellement, Valérian et Laureline sont nés le 9 novembre 1967 dans les pages du n°420 de Pilote, magazine hebdomadaire de bandes dessinées français dans lequel le couple fera d’ailleurs six fois la couverture tout au long de son existence. Jusqu’au 15 février 1968, les lecteurs peuvent donc découvrir Les Mauvais Rêves, la toute première aventure de ce duo qui n’en était pas encore un à l’époque. Puisque si Valérian travaillait déjà pour le service spatio-temporel de Galaxity, capitale de l’empire galactique terrien au 28ème siècle, Laureline, quant à elle, était une paysanne vivant sur Terre au Moyen Âge.
C’est d’ailleurs lors d’un voyage dans le passé, en l’an mille, à la poursuite du vilain Xombul, que Valérian rencontre cette dernière qui le tire d’un mauvais pas en le libérant d’un piège. Plus tard, au moment de regagner son époque - l’an 2720 - notre héros accepte que la jeune femme le suive et lui suggère même d’utiliser un appareil mnémotechnique pour acquérir les connaissances des habitants de Galaxity. Résultat : Laureline, qui endosse dès lors l’uniforme d’agent spatio-temporel, devient la coéquipière puis rapidement la compagne de Valerian. Au fil de la saga, le couple de héros va alors assurer brillamment ses multiples missions. En se déplaçant dans le temps et l’espace -sans modifier les évènements du passé- Valérian et Laureline tentent tour à tour de régler les conflits, explorer des planètes inconnues, venir en aide à des peuples mystérieux ou encore chercher de nouvelles ressources pour la Terre...
Auteurs complices et talentueux
Derrière Valérian et Laureline, il y a trois artistes de talent : le scénariste-dialoguiste Pierre Christin, le dessinateur Jean-Claude Mézières et, sa jeune sœur, la coloriste Evelyne Tranlé. Âgés aujourd’hui de 79 ans, Christin et Mézières sont des amis d’enfance qui se sont rencontrés pendant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils se réfugiaient aux côtés de leurs parents dans les abris anti-aériens. Chacun a toutefois suivi sa propre destinée : dans les années 60, alors que Pierre tente de faire ses premières armes -sans succès puisque ses textes ne sont pas publiés- en tant qu’écrivain dans la revue Fiction, de son côté Jean-Claude décide de se lancer dans la bande dessinée après avoir été émerveillé par les aventures de Tintin. Diplômé de l’Ecole des Arts Appliqués, il réussit même à publier quelques dessins dans le magazine de BD Fripounet et Marisette. Mais, complexé par le talent de son ami Jean Giraud (futur Moebius), il renonce finalement à poursuivre dans ce chemin et travaille quelque temps comme illustrateur dans une agence de publicité.
Le destin étant facétieux, c’est aux Etats-Unis, en 1965, que les compères se retrouvent, puisque tous les deux ont décidé d’aller y vivre leur rêve américain. Ainsi, Mézières devient cow-boy (!) dans un ranch de l’Utah, tandis que Christin enseigne le cinéma français de la Nouvelle Vague et le surréalisme à l’université de Salt Lake City. Les deux artistes reprennent alors goût à la bande dessinée en collaborant et surtout en parvenant à faire publier en France, dans le magazine Pilote, les premières planches de Valérian. Un an plus tard, de retour des Etats-Unis, le duo travaille d’arrache-pied sur les aventures de l’agent spatio-temporel, encouragés par les rédacteurs en chef de Pilote, René Goscinny (créateur d’Astérix) et Jean-Michel Charlier (un des auteurs de la célèbre série des années 60, Les Chevaliers du ciel). C’est d’ailleurs ce dernier qui met le pied à l’étrier à Christin et l’aide à faire ses premiers pas de scénariste.
Si les auteurs de Valérian et Laureline ne se quittent plus désormais, en revanche ils ont maintes fois l’occasion de travailler sur d’autres projets au fil de leur carrière. Ainsi, Christin écrit notamment pour Tardi et Enki Bilal (dont il signe le scénario du long-métrage Bunker Palace Hotel), mais donne aussi vie à des romans graphiques (Lady Polaris, Paradizac) et des carnets de voyage (la série des Correspondances de Pierre Christin). De son côté, Mézières travaille sur des publicités, les adaptations non finalisées des romans La Nuit des temps et Il est difficile d’être un dieu, mais aussi sur Le Cinquième élément de Luc Besson, pour lequel il dessine les décors futuristes ainsi que le fameux taxi volant inspiré de la "limouzingue" qu’il avait conçue dans le Tome 15 de Valérian, Les Cercles du pouvoir.
La coloriste Evelyne Tranlé, quant à elle, possède près de 70 albums à son actif, parmi lesquels plusieurs aventures de Blueberry et Philémon. Elle travaille sur la saga Valérian et Laureline depuis le premier album La Cité des eaux mouvantes. Pour cette dernière, elle utilise très peu de vert -couleur détestée par Jean-Claude et réputée porteuse de malheur dans sa famille- et a recours à la technique du "bleu". Elle applique ainsi ses couleurs à la gouache sur une copie de la planche originale où le trait noir du dessinateur est remplacé par du bleu qui n’apparaît pas à l’impression, ce qui rend les couleurs plus humaines et moins uniformes. Inutile de préciser que cet aspect artisanal -Mézières ayant par exemple toujours dessiné au crayon et au pinceau- ajoute grandement au charme des personnages et environnements de la bande dessinée.
Succès mérité et soutiens indéfectibles
Publiée entre 1970 et 2013, la série Valérian et Laureline totalise 22 tomes, sans compter Les Mauvais rêves paru en 2000 en tant qu’album n°0 ainsi que les quelques volumes hors-série comme l’encyclopédie Les Habitants du ciel. Il est à noter que l’histoire des agents spatio-temporels prend définitivement fin dans le vingt-et-unième album, L’OuvreTemps, puisque le tout dernier, Souvenirs de Futurs, constitue une sorte de flashback, les auteurs s’amusant à revisiter certaines aventures de leurs héros. Selon l’universitaire Stanislas Barets, spécialiste français de la science-fiction, la bande dessinée se serait vendue à 2 500 000 exemplaires pour l’ensemble de la saga, soit une moyenne de 110 000 exemplaires par tome. Il faut néanmoins relativiser ces chiffres qui ne semblent pas prendre en compte les rééditions. Puisque, selon Mézières, l’album La Cité des eaux mouvantes aurait par exemple, à lui seul, été imprimé/réimprimé au minimum à 300 000 exemplaires.
Quoiqu’il en soit, pour l’éditeur Dargaud, la série Valérian et Laureline, traduite en seize langues, fait partie des cinq plus gros succès de son catalogue en termes de vente d’albums. Ce succès est d’autant plus méritoire qu’il était loin d’être acquis lors du lancement de Valérian. Car, dans les années 60, la bande dessinée était considérée en France avant tout comme un divertissement pour les enfants. Et, à cause de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, tous les thèmes "de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse" étaient donc exclus, d’où l’absence évidente de violence et d’érotisme, et donc de science-fiction dite adulte. Heureusement, la donne change grâce notamment au magazine Pilote qui, sous l’influence de René Goscinny, souhaite s’orienter petit à petit à la fin des années 60 vers un public un peu plus âgé. Le duo Valérian et Laureline s’inscrit donc à merveille dans cette optique d’autant que le genre science-fiction était peu présent à l’époque (même si Christin et Mézières voulaient au départ plutôt exploiter le genre western, déjà surreprésenté avec Jerry Spring, Blueberry ou Lucky Luke).
Si la série prend son envol, c’est aussi grâce à l’engouement des lecteurs de Pilote envers cette nouveauté et cette fraicheur que représentent l’univers et les personnages de Valérian et Laureline. D’ailleurs, cette dernière, ne devant apparaître que dans la première histoire, est tellement plébiscitée dans le courrier des lecteurs qu’elle gagne logiquement ses galons d’héroïne. Enfin, si la série est considérée aujourd’hui une comme d’une importance capitale dans l’histoire de la bande dessinée de science-fiction, c’est parce qu’elle a contribué très largement à populariser celle-ci. Et il est évident que l’imagination aussi débridée qu’avant-gardiste de Christin et Mézières n’est certainement pas étrangère à son succès…
Imaginaire foisonnant et féminisme revendiqué
De la ville-monde Point Central aux informateurs Shingouz avides de Bloutoks et Poutibloks (argent local), en passant par l’Ultralum, carburant nécessaire aux voyages dans le temps et l’espace, ou le Transmuteur grognon de Bluxte, animal capable de reproduire tout ce qu’il ingère… Pas de doute : l’imagination autant visuelle que sémantique bat son plein dans la saga Valérian et Laureline ! Il faut dire que Pierre Christin et Jean-Claude Mézières ont créé un univers de toutes pièces et même sorti un atlas (Les Habitants du ciel) décrivant entre autres planètes, espèces et personnages principaux.
Pour la petite anecdote, Valérian doit son nom au prince Ralph Valeran, un des personnages du roman La Plaie écrit en 1964 par Nathalie Henneberg. Par ailleurs, l’agent spatio-temporel affiche un look inspiré esthétiquement du chanteur de l’époque Hugues Auffray ! De son côté, Laureline se veut en quelque sorte l’héritière de Barbarella, héroïne de BD de science-fiction créée en 1962 par le Français Jean-Claude Forest. Cette image de femme dynamique, libre, moderne et sensuelle sied d’autant mieux à Laureline que, lors de sa création, le scénariste Pierre Christin reconnait avoir été influencé par l’écrivaine Simone de Beauvoir, théoricienne du féminisme, mais aussi par certaines féministes américaines croisées lors de son séjour aux USA. De là à considérer Laureline comme le pendant féminin de Christin, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs -tout un symbole- l’auteur précise que les dialogues de Laureline lui viennent naturellement, alors qu’il peine avec ceux de Valérian.
En réalité, au cœur de la saga, la jeune femme semble assurer tous les rôles au point même de faire souvent de l’ombre à son partenaire : femme d’action et de négociation, amoureuse fidèle et volontaire ou encore conscience morale et réfléchie. Il faut tout de même attendre 2007 et le tome 20 L’Ordre des Pierres pour qu’en couverture, elle soit traitée à égale avec son partenaire, l’intitulé de la saga se transformant alors de Valérian agent spatio-temporel en Valérian et Laureline. Cela dit, elle est loin d’être la seule femme de la bande dessinée. Car les auteurs offrent un panel varié de personnages féminins souvent plus futés que les hommes et qu’ils se privent bien de juger. Celui-ci comprend notamment des extraterrestres issues d’univers différents mais aussi des "méchantes" comme Na-Zultra, la reine du commerce de Rubanis dans Les Cercles du pouvoir. Bref, il n’est vraiment pas exagéré de dire que la saga Valérian et Laureline a fait grandement évoluer la représentation de la femme dans la bande dessinée française.
Thématiques avant-gardistes
Le féminisme n’est pas le seul thème qui participe de la modernité et de l’intemporalité de cette bande dessinée. Car, ici, le bien-pensant n’est pas de mise : outre le tabac et l’alcool consommés y compris par les créatures extraterrestres, la notion traditionnelle de couple dans la BD de l’époque y est mis à l’épreuve puisque Valérian et Laureline sont ensemble mais pas mariés. Et ceux-ci servent justement de vecteurs aux problématiques de couples rencontrés dans la vie réelle, telles que la jalousie ou l’infidélité (voir le tome 10 Brooklyn Station Terminus Cosmos). C’est précisément cet aspect réaliste, mettant aussi en scène les menus détails de la vie quotidienne (nourriture, vêtements…) qui apporte aux personnages une touche d’humanité supplémentaire, ce dont les lecteurs n’avaient pas forcément l’habitude. D’ailleurs, Valérian et Laureline apparaissent comme des antihéros qui observent, réfléchissent, doutent et se révèlent même parfois maladroits, aux antipodes donc des super-héros américains tout en muscles en vigueur à l’époque. Cela est évoqué de manière ironique dans le tome 8 Les Héros de l’équinoxe, à travers les trois "super-zéros" qui affrontent Valerian, l’un d’eux ressemblant même à Thor.
Et puis, sous la plume de Pierre Christin, les héros n’hésitent jamais à expérimenter le voyage dans l’espace et le temps et à pénétrer dans des univers utopiques dont l’exotisme est superbement mis en images par Jean-Claude Mézières. La richesse du graphisme de ce dernier et sa mise en scène à l’intérieur des planches constituent évidemment un attrait supplémentaire pour le lecteur. D’autant que son style se fait de plus en réaliste au fil de la saga, comme en témoignent par exemple les décors s’étalant sur deux pages dans le tome 16 Otages de l’Ultralum. Il y a même parfois un petit côté prémonitoire assez bluffant dans les aventures de Valérian et Laureline. Ainsi, La Cité des eaux mouvantes montre une ville de New York noyée sous les eaux suite à un cataclysme atomique survenu en 1986… précisément l’année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Cela est d’autant plus troublant que l’aventure a été imaginée dix-huit ans plus tôt, en 1968 !
Si l’aspect social s’avère donc important dans la BD, les problématiques environnementales, économiques et politiques ne sont pas délaissées pour autant. D’ailleurs, celles-ci trouvent un écho étonnant aujourd’hui, plusieurs décennies après, à commencer par le déplacement de population et le phénomène de migration (tome 4 Bienvenue sur Alflolol). Le pillage des ressources naturelles, les dangers de la mondialisation entrainant des inégalités sociales et le réchauffement de la planète (La Cité des eaux mouvantes) font également partie des thèmes évoqués en filigrane ou abordés directement. A cela s’ajoutent les dangers du capitalisme, du nationalisme ou du racisme et, à l’opposé, les bienfaits de l’humanisme, de l’altérité et d’un multiculturalisme heureux (aussi repoussants soient-ils, les extraterrestres ne sont pas belliqueux contrairement à la plupart de ceux présents dans les bandes dessinées de SF de l’époque).
Inspirations et influences internationales
Plutôt que d’essayer de pister les inspirations en versant à outrance dans l’interprétation, il est préférable de se fier aux multiples déclarations des auteurs de Valérian et Laureline qui assument pleinement leurs références. Ainsi, au niveau littéraire, le classique de H.G. Wells La Machine à explorer le temps et le recueil de nouvelles de l’écrivain américain Poul Anderson La Patrouille du temps, publié aux USA en 1960, figurent en bonne place parmi leurs sources d’inspiration. A celles-ci s’ajoutent l’œuvre des romanciers Isaac Asimov, Philip K. Dick, Julien Graq et Boris Vian, mais aussi le travail des dessinateurs Franquin, Jijé, Morris, Edgar P. Jacobs (créateur de Blake et Mortimer) et Hugo Pratt (le personnage de Molto Cortès dans Au Bord du grand rien est évidemment un clin d’œil à Corto Maltese). Enfin, côté septième art, Christin et Mézières avouent s’inspirer du cinéma d’Orson Welles, Fritz Lang, Francis Ford Coppola ou encore Stanley Kubrick (la station spatiale de 2001 : l’odyssée de l’espace renvoie à la forme du satellite de La Cité des eaux mouvantes).
Au jeu des références, il faut reconnaître toutefois qu’à l’inverse la saga Valérian et Laureline a immensément contribué à nourrir de nombreux réalisateurs de cinéma de genre. A tel point d’ailleurs qu’il est presque possible de trouver des traces de la BD dans la plupart des grands films de science-fiction/fantasy. Ainsi, le récit doublé de fable écologique Bienvenue à Alflolol évoque en détails la trame d’Avatar. Les créatures ailées de Pitch Black et la demeure du vilain Thulsa Doom de Conan le barbare renvoient esthétiquement aux Oiseaux du maître. Tandis que Moon de Duncan Jones semble prendre directement pour source Sur les terres truquées, dans lequel Valérian est cloné de multiples fois pour mener à bien une mission, chacun de ses doubles remplaçant le précédent en cas d’échec.
Il y a toutefois une série de films qui semble avoir poussé le bouchon plus loin que les autres dans l’emprunt flagrant : la saga Star Wars ! En effet, celle-ci pille dans la BD une série impressionnante d’idées visuelles : de la princesse Leia en bikini du Retour du Jedi (Laureline dans Le Pays sans étoile, 1972) à Han Solo congelé dans la carbonite de L’Empire contre-attaque (Valérian, même position et matière similaire, dans L’Empire des mille planètes, 1971), en passant par l’apparence de Moff Tarkin dans La Guerre des étoiles qui renvoie à un personnage identique deux ans plus tôt dans L’Ambassadeur des ombres. Lorsqu’il découvre ce pillage, Jean-Claude Mézières est furieux et tente en vain de contacter Georges Lucas pour obtenir des explications. Ce n’est qu’en 1983 que le dessinateur de Valérian et Laureline réplique par l’intermédiaire du magazine Pilote. En effet, il y publie une illustration représentant, au sein d’une taverne remplie de créatures, le couple d’agents spatio-temporels en train de dire à Leia et Luke, face à lui, "Nous sommes des habitués de cette boite depuis longtemps !".
Cela dit, inutile de le nier : avec la sortie de Star Wars en 1977, la Science-Fiction et le Space Opera voient porter sur grand écran leurs lettres de noblesse. Tant et si bien d’ailleurs que cette popularisation du genre est bénéfique pour Valérian et Laureline qui voit alors son lectorat augmenter quelque peu et, en même temps, ses auteurs s’orienter davantage vers des histoires plus matures, histoire de se démarquer. D’ailleurs, dès son tome 9, Métro Chatelet - Direction Cassiopée, la bande dessinée rentre clairement dans une nouvelle ère plus adulte. Reste que, même cinquante ans après sa création, Valérian et Laureline ne semblent pas avoir pris une ride, d’autant qu’un nouvel album, Souvenirs de futurs 2, est actuellement en préparation. Probablement le privilège de voyageurs spatio-temporels chéris au fil des années par un public fidèle et passionné…