Projeté au Festival de Cannes dans la section Cannes Classics, le documentaire Promised Land réalisé par Eugene Jarecki traite du rêve américain à travers le parcours d'Elvis Presley.
Au volant de la Rolls Royce de 1963 d’Elvis Presley, il entraîne dans une balade musicale sur les routes américaines, durant la campagne électorale de 2016 ; pour essayer de comprendre comment un garçon issu d’une petite ville s’est perdu en chemin puis est devenu le King tandis que son pays, qui fut une démocratie, est devenu Empire.
AlloCiné : Avec ce documentaire, vous poursuivez votre exploration de l'Amérique, à travers cette fois le parcours du chanteur et acteur Elvis Presley. Pourquoi Elvis ?
Eugene Jarecki : Au départ, je faisais un film sur le rêve américain. Et qui de mieux qu'Elvis pour incarner la figure du rêve américain ? Il s'agit du classique petit garçon venant d'un milieu défavorisé et qui, par son talent et son travail, devient un King, un roi. Il est ce que l'Amérique promettait d'être. Mais si vous êtes quelqu'un d'aujourd'hui avec un tout petit peu de sensibilité, vous constaterez que ce rêve américain n'est pas accessible à certaines personnes. Les gens de couleur, les défavorisés qui n'ont pas eu la chance qu'a eu Elvis, les femmes (...) donc étudier Elvis, c'est étudier le meilleur et le pire du rêve américain. (...)
Vous avez tourné la majorité du film avant l'élection de Donald Trump, mais une partie après. Qu'est-ce que cela a changé à votre projet initial ?
Imaginez que vous faites un film sur l'American Dream, sur un pauvre garçon qui meurt en King pour faire une analogie entre ce garçon et l'Amérique, et que d'un coup, un vulgaire milliardaire magnat des casinos s'installe à la Maison Blanche (...). Donc le monde ne pourrait pas réagir de façon plus directe à ce dont nous parlons dans ce documentaire. Mais nous avions des régimes capitalistes bien avant Donald Trump. Obama, malgré son humanisme et son élégance, représente ce même libéralisme créateur de misère. Et lorsque vous êtes scandalisés, vous ne faites pas forcément le bon choix (...).
Je pensais que je connaissais bien la vie et la carrière d'Elvis, puis j'ai vu votre documentaire, quelles sont les recherches que vous avez effectuées pour obtenir ces informations ?
Nous avons parlé à des gens qui le connaissaient intimement ou qui avaient travaillés sur lui. Ses meilleurs amis, des biographes... Et étonnamment, des gens comme Ashton Kutcher, Chuck D, dont l'expérience de la célébrité, d'une façon ou d'une autre ressemble à celle qu'Elvis a vécu. Ils travaillent dans un système similaire, différent mais qui comporte les mêmes caractéristiques. (...) Kutcher s'est assis avec nous pour parler d'Elvis, mais dès qu'un bus passait, les gens criaient qu'ils l'aimaient, alors qu'ils ne le connaissent, au fond. Donc comment mieux comprendre ce qu'Elvis a connu qu'en discutant avec des gens qui vivent la même chose au quotidien ?
Effectivement. D'ailleurs dans "Promised Land", Alec Baldwin que vous interviewez aussi, demande aux gens criant son nom s'ils ont vu un film dans lequel il apparaît, et ils sont bien en peine de le faire...
Mais c'est intéressant de le voir en rire. La grande obsession de notre époque est la célébrité. Pour les gens vivant en démocratie, aduler les stars, c'est une façon cachée et subtile de continuer à vivre dans la royauté. Vous aimez toujours le King, vous voulez toujours la Reine. Donc vous nommez des gens le King of Pop, le King of Rock, la Queen of Soul ou Lady Gaga. Regardez Madonna, alors qu'elle sort de l'église catholique ! Nous avons l'étrange tendance à vouloir aller vers une structure moins démocratique, et je crois que c'est un syndrome de Stockholm. Une façon terriblement destructive de s'identifier à des forces qui vous nous détruire. Quand je vois le jeune Elvis, un country boy qui voulait mettre le feu au monde, en violant les normes sexuelles, raciales et culturelles, c'est dans ça que je crois. Pas dans l'Elvis de Las Vegas, le Elvis chantant America (...).
L'un des intervenants de votre documentaire dit que l'Amérique n'est pas en déclin, mais en arrêt. Etes-vous d'accord avec ça ?
Je crois qu'il prend ses désirs pour des réalités. L'homme qui dit cela est un de mes amis, quelqu'un qui m'a beaucoup parlé de l'échec du rêve américain. Je l'ai écouté avec attention car il a connu la mort de ce rêve bien plus que moi. Je pense qu'il veut croire en l'Amérique et ne pas s'en sentir exclu. Je pense que ce qui se passe en réponse à [l'arrivée de Trump au pouvoir] est inspirante. (...)
Pensez-vous que la tristesse dans laquelle se trouve Elvis à la fin de sa vie était prophétique pour l'Amérique ? Que sa détresse était celle de l'Amérique ?
J'espère que cette impression est la bonne. (...) Enfin c'est complexe : certains éléments de la vie d'Elvis sont similaires aux Etats-Unis et d'autres différents. Le peuple américain s'est vu servir le même cocktail de pouvoir et d'argent que celui qui a mis en danger Elvis. (...) La plupart des gens étaient aussi innocents qu'Elvis, mais quand il a sciemment choisi l'argent et qu'il a fait des compromis, là il [n'avait plus l'excuse] de l'innocence. Et c'est la même chose pour le public américain.
D'autres intervenants disent dans votre documentaire qu'Elvis, en reprenant des standards de la musique afro-américaine avait "volé" cette culture, êtes-vous de cet avis ?
Scott Fitzgerald a dit : "Le test d’une intelligence de premier ordre est la capacité de tenir deux idées opposées à l’esprit en même temps, tout en conservant la capacité de fonctionner". D'un côté c'est vrai qu'Elvis a grandi entouré d'Afro-américains pauvres du Mississipi puis de Memphis et que leur musique a touché son âme. Donc dès qu'il a pu choisir comment communiquer, il a choisi [cette musique], modifiée par sa voix, ses autres influences (notamment la musique de ses parents), mais il est vraiment connecté à cette musique. On peut le voir comme un prototype d'Eminem, à qui on a reproché de "voler" la musique noire alors qu'il s'y référait. (...)
D'un autre côté, le business de la musique aux Etats-Unis a historiquement volé sa musique aux afro-américains. Elvis était sincèrement fan de cette musique, son directeur de label Sam Philips voulait vraiment sortir de la musique noire pour le grand public, et Elvis a contribué à faire connaître cette musique. Mais la plupart des musiciens afro-américains de cette période vous dira que si Elvis a aidé à faire connaître leur musique, il a eu bien plus de reconnaissance, de succès et d'argent que ses pairs noirs tels Chuck Berry, Little Richard ou Bo Diddley (...). Le film s'appelle Promised Land qui est une chanson de Chuck Berry, mais la plupart des gens pense que c'est une chanson d'Elvis !
Et surtout, où Elvis était-il lorsqu'il fallait être redevable au peuple noir ? (...) Il apparaissait en photo aux côtés des noirs -ce que d'autres refusaient, plus jeune il a pris des risques pour se lier à la communauté noire (...) mais lorsqu'il fallait marcher avec Martin Luther King et les Black Panthers, où était-il ? Alors même que Marlon Brando ou Jane Fonda étaient là (...) !
A la fin du film, un ami d'Elvis dit "nous aurions dû faire plus" en parlant d'Elvis. Mais je me suis demandé s'il ne parlait pas également des Etats-Unis, finalement...
Tout à fait ! (...)
Vous vouliez terminer sur cette idée que si l'Amérique en avait fait un peu plus, Trump ne serait pas là ?
Vous savez quoi ? Laissons Trump être là. Il rend un service au public en étant à la Présidence. Pour moi, Trump est une piñata de l'oligarchie. Et le monde gagnerait à le voir être réduit en morceau par la presse, par le public et d'autres instruments de démocratie...
Dont font partie les artistes.
Oui, par tout le monde. Et si mon film donne un petit coup, d'autres frapperont plus fort (...). Je vous prédis qu'un jour on se sentira désolé pour Donald Trump.