De quoi ça parle ?
Deborah Lipstadt, historienne et auteure reconnue, défend farouchement la mémoire de l’Holocauste. Elle se voit confrontée à un universitaire extrémiste, avocat de thèses controversées sur le régime nazi, David Irving, qui la met au défi de prouver l’existence de la Shoah. Sûr de son fait, Irving assigne en justice Lipstadt, qui se retrouve dans la situation aberrante de devoir prouver l’existence des chambres à gaz. Comment, en restant dans les limites du droit, faire face à un négationniste prêt à toutes les bassesses pour obtenir gain de cause, et l’empêcher de profiter de cette tribune pour propager ses théories nauséabondes ?
"L'histoire a connu son heure de gloire au tribunal - et la victoire est écrasante". Le 14 avril 2000, le Times salue avec ferveur la victoire de l'historienne américaine Deborah Lipstadt et de son éditeur Penguin Books face à l'écrivain négationniste David Irving, au terme d'une bataille juridique mouvementée et très médiatisée devant les tribunaux anglais. Pendant trois mois d'un procès éprouvant, entre le 11 janvier et le 11 avril 2000, l'historienne a ainsi dû répondre aux accusations d'Irving remettant en cause l'existence de la Shoah, soit l'extermination de cinq à six millions de Juifs par l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Une histoire folle... et méconnue
Comment une historienne s'est-elle retrouvée à devoir prouver l'existence d'un génocide pourtant documenté, plus de cinquante ans après les faits ? Il faut pour comprendre remonter en 1993 ; Deborah Lipstadt publie Denying The Holocaust ("Nier l'Holocauste"), un essai dans lequel elle analyse les mouvements négationnistes de la Shoah, notamment regroupés en un courant d'intellectuels et de professeurs d'université dont les articles prétendument scientifiques servent à étayer les théories. Parmi ces intellectuels, Lipstadt cite le nom de David Irving, écrivain autodidacte controversé, connu depuis les années 1960 pour ses romans historiques partisans et ses prises de position négationnistes. Après plusieurs tentatives de déstabilisation, l'écrivain, qui peine de plus en plus à se faire éditer, est désireux de retrouver la renommée de ses débuts ; il attaque en diffamation l'universitaire et son éditeur en 1996, les accusant d'avoir mis à mal sa réputation.
David Irving dépose sa plainte au Royaume-Uni et entend ainsi profiter d'un net avantage ; en effet, selon la loi britannique sur la diffamation, l'obligation de preuve incombe à la défense et non à l'accusation, contrairement au système américain. Une fois la plainte déposée, pour que ses propos ne soient pas reconnus comme diffamatoires, Deborah Lipstadt et son éditeur doivent donc prouver que l'écrivain a délibérément falsifié la réalité de l'Holocauste en vue de servir son idéologie politique. Pendant deux ans, l'historien Richard J. Evans s'emploie, pour le compte de la défense, à étudier toute l'oeuvre d'Irving avec deux de ses étudiants, afin de mettre en évidence son négationnisme ; il rend un rapport de plus de 700 pages en ce sens. Les meilleurs avocats spécialisés sont choisis pour représenter les intérêts de Lipstadt et de Penguin Books ; pendant le procès, ils doivent prouver qu'aucun historien ne puisse douter que l'Holocauste ait bien eu lieu. L'existence des chambres à gaz et le projet de génocide d'Hitler sont ainsi documentés, en plus des liens de connivence entre Irving et le milieu néo-nazi.
De son côté, Irving choisit d'assurer seul sa défense, après avoir tenté de régler le différend à l'amiable en négociant le retrait du livre de Lipstadt du marché britannique. L'écrivain peine à trouver des témoins qui lui soient favorables et finit par convaincre un psychologue et un historien, dont la réticence à la barre ne trompe personne. Déterminé, Irving axe sa défense sur le droit à la liberté d'expression, arguant qu'il est la victime d'un complot international depuis trois décennies. Une défense bancale qui mène finalement à un verdict cinglant : dans un rapport de 333 pages, le juge Charles Gray donne raison à Deborah Lipstadt et reconnaît noir sur blanc le négationnisme de l'écrivain. Condamné à rembourser les frais du procès, il se déclare en faillite en 2002.
Deborah Lipstadt revient sur ce procès hors du commun en 2006 dans History on Trial: My Day in Court with a Holocaust Denier, sur lequel est basé Le Procès du siècle. Un film important pour l'historienne et le réalisateur Mick Jackson, à l'heure où les "alternative facts" se propagent dans la sphère politico-médiatique mondiale : "On vit à une époque de folie et de mensonge, une époque d'excès et de violences et de déformations en tous genres de la vérité", déclare-t-il. Et Deborah Lipstadt d'ajouter : "À une époque de relativisme permanent, les jeunes finissent par se dire 'ça doit être vrai puisque je l'ai vu sur Internet'. Mais tout ne peut pas être vrai. Il n'y a pas toujours deux points de vue sur chaque grande question. Mes étudiants pensent souvent que chacun a droit à sa propre opinion, mais les faits sont les faits. Les historiens peuvent débattre des circonstances de l'Holocauste mais il n'en reste pas moins que l'Holocauste a eu lieu". David Irving a quant à lui été reconnu coupable de négationnisme en Autriche en 2006, d'après des propos qu'il avait tenus en 1989. Il a déclaré après son arrestation avoir changé d'opinion sur l'Holocauste, affirmant que les Nazis avaient bel et bien assassiné des millions de Juifs.
Le Procès du siècle est à découvrir cette semaine dans les salles.