AlloCiné : Comment a-t-il pu rester caché durant 16 mois ?
Thierry Nöel : Lorsque Pablo Escobar s’évade de prison en juillet 1992 commence une des plus formidables chasses à l’homme de l’histoire récente. L’Etat colombien, les Etats-Unis, les cartels rivaux comme celui de Cali ainsi que nombre de ses anciens associés se liguent contre lui, bien décidés à l’éliminer une fois pour toutes. Il faudra pourtant seize mois pour en venir à bout. Il faut dire que même si ses capacités sont diminuées, Escobar dispose encore de nombreux hommes dévoués à sa cause, d’une fortune appréciable et de certaines protections. Une partie de la population de son fief de Medellin le soutient toujours. Alliant prudence et témérité, il est encore capable de frapper et fait toujours peur à ses ennemis. Les hommes qui sont à ses trousses vont donc perdre beaucoup de temps à démanteler, pièce par pièce, son système défensif. Finalement, alors que le gouvernement et les Etats-Unis ne cachent plus leur impatience, la police parvient à le repérer et à l’abattre en décembre 1993. "Enfin!" Dira la presse.
Pourquoi reste-t-il aujourd’hui encore une icône, au même titre que Tony Montana ou Jacques Mesrine ?
T.N : En Colombie, la mémoire liée à Pablo Escobar est complexe. Beaucoup se souviennent du "monstre", l’homme des milliers d’assassinats ciblés autant que des campagnes narcoterroristes aveugles et meurtrières, notamment sur la fin, entre 1989 et 1993. Mais d’autres gardent de lui l’image d’un Robin des bois des temps modernes, en lutte contre l’oligarchie et l’impérialisme américain et gratifiant le petit peuple de nombreuses faveurs. C’est notamment le cas des habitants du quartier construit et offert par Escobar aux habitants miséreux de la décharge municipale de Medellín et qui encore aujourd’hui porte son nom : chaque année, certains honorent encore sa mémoire. Le fait est qu’Escobar était doté d’une certaine conscience sociale, allant au-delà du simple clientélisme de ses pairs. C’était aussi un rebelle et un lutteur, autant de caractéristiques qui peuvent séduire. Bien sûr, en Colombie comme ailleurs, il faut ajouter à cela la fascination malsaine que produisent les narcos et autres bandits, du fait de leurs ascensions météoriques, de leur pouvoir et de leur violence en apparence sans limites et surtout de leurs fortunes immenses qu’on imagine à tort facilement acquises. Le phénomène n’est évidemment pas limité à Escobar, comme on a pu le voir avec Al Capone, Mesrine ou encore récemment au Mexique avec El Chapo Guzman, mais Escobar en est sûrement l’exemple le plus abouti. Encore une fois, la dimension politique et sociale qu il a voulu donner à son action - aussi contestable soit elle - y est pour beaucoup. Rappelons par ailleurs qu’il a fait trembler l’Etat colombien, défié les Etats-Unis, ou même influencé la géopolitique régionale comme aucun truand auparavant et même après.
En quoi Pablo Escobar a-t-il changé la donne dans le trafic de drogue ? Qu’a-t-il révolutionné ?
T.N : Escobar n’a peut-être pas été le plus puissant narco trafiquant de son époque mais certainement l’un des plus influents, notamment en termes de méthodes, d’organisation et de développement. Il a ainsi joué un rôle pionnier dans la modernisation et la structuration du trafic de cocaïne, transformant une activité jusque-là artisanale et familiale en une industrie florissante dominée par de puissantes multinationales intégrant tous les secteurs de l’activité et contrôlant toute la chaine de production et de distribution. A titre d’exemple, rappelons que son organisation proposait par ailleurs nombre de services annexes à ses associés et partenaires, notamment de transport, de blanchiment et même d’assurance en cas de saisie d’un chargement ! Escobar n’a pas été le seul acteur et organisateur de cette évolution du trafic. Il a par ailleurs échoué dans sa tentative d’exercer un contrôle hégémonique sur l’activité, mais il y a bien un avant et un après-Escobar dans le trafic qui depuis n'a fait qu’évoluer sur la base des grandes lignes et des méthodes tracées par le parrain de Medellín.
Psychologiquement parlant, comment était-il dans les derniers mois de sa vie ?
T.N : Escobar est toujours décrit comme un homme serein en toute circonstance, faisant preuve de décision autant que d’optimisme, même dans les situations les plus désespérées, notamment lorsque les autorités étaient sur le point de le capturer. On notera d’ailleurs qu’il veillait toujours à être préparé face à toute éventualité, prévoyant itinéraires pour s’échapper, système de défense, caches diverses, etc. Toutefois, lors des derniers mois de sa cavale, ses proches notent chez lui de longues phases d’introspection. Il continue à échafauder des plans pour l’avenir, en particulier un projet de guérilla, mais semble bien conscient que ses jours sont comptes. Il est prêt à mourir, comme il l’a toujours été en fait : mais il est extrêmement préoccupé par le sort de sa famille, son point faible, que ses poursuivants menacent afin de le forcer à sortir de sa tanière. Le trop long coup de téléphone passé à son jeune fils, le 2 décembre 1993, qui permet de le repérer et de l’éliminer, a d’ailleurs tout de l’attitude suicidaire d’un homme qui a épuisé toutes les options.
Pablo Escobar est une personne pleine de contradictions non ? Il est proche de sa femme (pourtant il fréquente des prostituées), de sa fille et son fils mais n’hésite pas à embrigader de jeunes enfants… Qu’est-ce que ça veut dire sur lui ?
Escobar est en effet un homme pétri de contradictions. Certaines, comme le fait d’adorer sa femme tout en multipliant les conquêtes, ne sont pas exceptionnelles en Amérique latine ou il est courant pour les hommes d’agir autant comme un bon père de famille que de démontrer leur virilité en multipliant les conquêtes. D’autres sont propres aux milieux criminels et aux mafias ou on se targue de respecter des codes d’honneur -afin notamment de limiter les vendettas dans le milieu (pas de victimes innocentes, pas de violence contre les familles)- mais qu’on n’arrête pas de violer dans la pratique... A ce titre, Escobar, homme dénué de scrupules, n’hésite pas au moment de se défaire de ses partenaires autant que de ses amis ou pour organiser des attentats meurtriers dans tout le pays, chaque fois qu’il le juge nécessaire. D’autres enfin sont propres à son vécu ou la psychologie du personnage, comme par exemple, son caractère réfléchi, méticuleux, calculateur même et au contraire, son orgueil et surtout ses déchainements de violence dévastatrice qui conduiront à sa perte. Toujours est-il qu’Escobar est bien un personnage complexe, aux multiples facettes et difficile à saisir, même pour ceux qui l’ont bien connu. Ce mystère explique pour beaucoup l’intérêt qu’il suscite encore. Pour finir, il convient toutefois de noter que les contradictions et ambiguïtés de l’Etat colombien ou des Etats-Unis, en termes de lutte contre le trafic, ne sont pas moindres.
Quelles ont été les plus grosses erreurs qu’il a pu faire ?
T.N : L’erreur majeure d’Escobar est probablement d’avoir cru que ses succès criminels lui ouvriraient les portes de la bonne société, d'où notamment sa piteuse expérience en politique au début des années 1980 qui l’expose comme narcotrafiquant à l’échelle internationale. Bien sûr, une partie des élites sociales, politiques ou financières, en Colombie comme ailleurs, acceptent volontiers l’argent sale des narcos, mais pas les narcos eux-mêmes. Or, et c’est là sa deuxième erreur, Escobar réagit comme à son habitude de truand en déclarant la guerre à l’Etat, à l’oligarchie et même aux Etats-Unis - guerre que bien sûr, malgré ses succès ponctuels, il ne peut gagner. Depuis, les autres grands narcos latinos ont retenu la leçon et savent qu’il vaut mieux faire profil bas...
La saison 2 de Narcos est disponible sur Netflix depuis le 2 septembre.