Episode 3 - Anjelica, l'honneur des Huston
« Un Noël, un paquet provenant de Mullholland Drive m'a été livré. C'était un extraordinaire bracelet de perles et diamants que Frank Sinatra avait jadis offert à Ava Gardner. La carte disait qu'il espérait que je ne le trouvais pas trop tape-à-l'œil. “Ces perles de la part de ton salopard. Tous mes vœux de bonheur pour les fêtes. Amuse-toi bien, ton Jack.” » Cette jolie anecdote au sujet de Jack Nicholson, Anjelica Huston se la rappelle dans ses mémoires, parmi tant d’autres souvent moins romantiques. Que l’on parle à travers elle de son père et de son ancien compagnon, c’est un peu l’histoire de sa vie. Pourtant, derrière celle qu’on assimile trop souvent à « la fille de » et à « l’ex-compagne de », se cache une actrice, une réalisatrice et une femme fascinante.
Née le 8 juillet 1951, Anjelica Huston est la fille du réalisateur et acteur John Huston et de Ricky Soma, une ancienne ballerine. Très proche de sa mère, Anjelica a également beaucoup d’affection pour son père et très tôt, elle décide qu’elle veut devenir actrice : « Joan Buck, ma meilleure amie, était venue me rendre visite à St Clerans en Irlande, se souvient-elle des années plus tard. J’avais 9 ans, elle en avait 3 de plus et nous préparions une représentation de The Scottish Play (qui désigne Macbeth, la pièce de Shakespeare dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, ndlr). Nous jouions les trois sorcières avec une autre fillette. Peter O’Toole était à la maison, car le père de Joan était son agent. Je disais la réplique “Toad, that under cold stone…” (“Crapaud, qui dormant sous la pierre froide…”) et mon regard a capté celui, tellement bleu, de Peter O’Tool. J’ai perdu tous mes moyens et je me suis enfuie. C’était ma première véritable expérience du pouvoir de la scène. A ce moment, j’ai eu la certitude que je voulais faire ce métier. Et puis j’allais sur les tournages de mon père. Je me souviens d’avoir vu Susan Kohner sur le tournage de Freud, à Vienne, dans son manteau et sa toque en peau de léopard et d’avoir pensé : “Oh, c’est une reine !” C’est un peu de tout ça qui m’a donné le désir de devenir actrice. »
Son premier vrai rôle est un cadeau empoisonné offert par son père. Âgée d’une quinzaine d’années, elle a l’opportunité d’interpréter Juliette dans une adaptation de la pièce de Shakespeare pour le cinéma. Elle brûle d’incarner ce personnage. Mais John Huston en a décidé autrement et il écrit une lettre au réalisateur où il explique que sa fille ne pourra pas être son héroïne car elle doit jouer dans son film. La mort dans l’âme, Anjelica la rebelle accepte de jouer dans Promenade avec l’amour et la mort, pourtant convaincue qu’elle n’est pas faite pour ce rôle trop passif. Elle n’a visiblement pas totalement tort car sa performance est vivement critiquée. Au même moment, sa mère décède brutalement dans un accident de voiture.
Dévastée, elle part pour New York et se tourne vers le mannequinat. La jeune femme apprend à être dans la lumière, à se mouvoir… Elle est l’une des premières à faire la couverture de Runway (l’équivalent de Vogue), travaille avec les plus grands photographes (David Bailey, Helmut Newton…) et des créateurs tels que Georgio Armani. Celle qui a grandi avec de nombreux complexes physiques (son nez, sa taille, sa minceur) apprend à s’accepter et à se trouver belle. « Grâce aux gens qui croyaient vraiment que j’étais belle, précise-t-elle. Ma mère en particulier, qui me disait constamment que je l’étais, même si je pense que la plupart du temps ce n’était pas le cas. Dick Avedon, le premier à m’avoir photographiée. Les Européens, qui aimaient les nez, ce qui n’était vraiment pas le cas des Américains à l’époque. » Après Richard Avedon, Harper’s Bazaar la contacte pour faire une séance photos et envoie Bob Richardson. Le photographe, beaucoup plus vieux qu’elle, devient son premier grand amour. Ils vivent ensemble pendant 4 ans, mais il est schizophrène et leur relation est extrêmement violente. Au terme d’un voyage apocalyptique au Mexique, ils se séparent et la jeune femme s’installe chez son père à Los Angeles.
En arrivant à Hollywood en 1973, la jeune femme de 22 ans fait la rencontre de Jack Nicholson. Pendant près de 17 ans, ils vont former le couple iconique du Nouvel Hollywood. Leur histoire ne se passe pas sans heurts, l’acteur est infidèle et ne s’en cache pas vraiment. Mais ils s’aiment. Ce sont les années 70, Hollywood est un lieu de fête, les gens s’amusent, se droguent aussi. Comble de la hype, « Jack et Anjelica » sont mentionnés jusque dans Annie Hall de Woody Allen. Le couple se rend régulièrement à Aspen dans le Colorado, haut lieu de villégiature pour les stars de l’époque.
« J’étais amoureuse et paresseuse. » Après plusieurs années sans jouer, la jeune femme se voit offrir un nouveau rôle par son père dans L’Honneur des Prizzi, aux côtés de Jack Nicholson et Kathleen Turner. Son interprétation lui vaut de recevoir l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle en 1986. Le sourire aux lèvres, elle resplendit dans sa robe verte satinée qui laisse un bras nu. « Mon personnage, Maerose, était très intéressant, commentera-t-elle. Fille exilée de la famille Prizzi, elle était prête à tout pour regagner l'affection de son consigliere, Charley Partanna. (…) C’était une outsider à la personnalité complexe, une originale qui savait exactement ce qu'elle voulait et comment l'obtenir. »
En 1987, John Huston est très malade, diminué par un emphysème. Il décide tout de même de tourner un scénario adapté par son fils aîné Tony, d’après une nouvelle de James Joyce, et de donner le rôle principal à sa fille. Sur le plateau, il est en fauteuil et ne quitte pas sa bouteille d’oxygène, mais il tient. Il décèdera avant la sortie du film à la fin de l’année 1987. Gens de Dublin, film testament et hommage à l’Irlande, est l’un de ses plus beaux et l’un des rôles les plus remarquables d’Anjelica. « Je crois qu’un enfant qui grandit sans ses parents cherche le moyen de stimuler leur souvenir, dira-t-elle. (…) Quelque chose de tactile ou de sensoriel qui capture leur essence. En ce qui concerne mon père, l’odeur dont j’ai le plus tendre souvenir est celle qui a fini par le tuer : la fumée de son cigare. »
La comédienne, qui a déjà tourné avec Elia Kazan (Le Dernier Nabab) et Francis Ford Coppola (Jardins de pierre), joue également sous la direction de Woody Allen dans le génial Crimes et délits, puis dans Les Arnaqueurs de Stephen Frears. Très convaincante en sorcière dans l’adaptation du roman de Roald Dahl, elle est choisie pour incarner Morticia Addams dans La Famille Addams et Les Valeurs de la famille Addams. Cela reste à ce jour son personnage le plus populaire. 25 ans après, Anjelica Huston est à Morticia ce que Christina Ricci est à Mercredi : son incarnation la plus culte.
Entre-temps, Anjelica Huston a mis fin à sa relation avec Jack Nicholson, après l’infidélité de trop. Il a mis enceinte l’une de ses conquêtes et elle décide qu’elle n’en supportera pas plus. Cinq ans après, ils se donnent la réplique dans Crossing Guard, où ils jouent un couple qui doit faire face à la mort d’un enfant. Un défi pour Anjelica et un moyen de faire définitivement le deuil de cette histoire. Encore aujourd’hui, les deux acteurs gardent énormément d’estime et d’affection l’un pour l’autre : « Le plus amusant n’est pas la fascination qu’exerce Jack sur les femmes, mais sur les hommes. Je crois qu’il représente ce que n’importe quel homme aimerait être s’il était libre. » C’est auprès du sculpteur Robert Graham qu’Anjelica trouve la sérénité amoureuse dont elle a toujours manqué. Ils se marient et ne se quitteront plus jusqu’à la mort de ce dernier en 2008.
En 1996, à l’occasion d’une commande pour la télé, elle réalise son premier film. Avec Bastard out of Carolina, elle porte à l’écran un roman de Dorothy Allison : l’histoire d’une enfant abusée par le compagnon de sa mère dans la Caroline du Sud des années 50. La chaîne exige que soit retirée la scène de viol, séquence primordiale du film. Alors qu’elle est complètement démoralisée, le Festival de Cannes programme le film en sélection officielle, dans la catégorie Un Certain Regard. S’en suit une seconde expérience de réalisation avec Agnes Browne, beau portrait de femme où elle joue le personnage principal.
Après plusieurs seconds rôles au cinéma dans les années 2000, notamment chez Wes Anderson avec qui elle collabore pour La Famille Tenenbaum, La Vie aquatique et A bord du Darjeeling Limited, elle obtient l’un des rôles titres de la série Smash, annulée au bout de deux saisons malgré une excellente réception critique. L’écriture des deux tomes de ses mémoires publiés en 2013 et 2015, de son propre aveu, est cathartique et lui permet d’exorciser les blessures les plus profondes pour ne garder que le meilleur. A maintenant 65 ans, Anjelica Huston est en paix avec les fantômes de son passé. Elle impose avec grâce sa force de caractère. La beauté singulière de la jeune femme rebelle a laissé place à la prestance de celle que la vie a malmenée et qui l’a traversée avec courage.