AlloCiné : Pourquoi faire d’un jeune bourreau le héros d’Apprentice ?
Boo Junfeng : Je voulais faire un film sur la peine de mort qui ne soit pas vu par les yeux d’un condamné à mort, mais par ceux d’un homme qui revêt l’uniforme et qui participe à ce rituel. Pour mettre le problème de la peine de mort le plus à plat possible, il me fallait un héros auquel les spectateurs de tous bords puissent s’identifier. Si j’avais pris un condamné à mort, le film aurait été trop partisan et le public l’aurait senti. Le personnage d’Aiman (Fir Rahman), le jeune apprenti bourreau, plus neutre, suscite plus facilement l’empathie. Les spectateurs peuvent ensuite aborder le sujet en se posant les bonnes questions.
Jamais votre film ne prend position sur sa question centrale. Pourquoi ?
Bien que je sois contre la peine de mort, je ne souhaitais pas faire un film contre la peine de mort. Pour moi, il était plus important de sensibiliser les gens, pour qu’ils comprennent bien les tenants et les aboutissants du problème. Il était capital que mon film présente le problème de la manière la plus objective possible pour que les spectateurs aient envie d’en parler. Apprentice, c’est surtout ça : l’amorce d’une conversation que beaucoup de gens n’ont pas envie d’avoir. Vous savez, à Singapour, on cultive beaucoup l’insécurité. La peine de mort, ça rassure nos concitoyens : les criminels disparaissent, ils ne sont plus un problème.
Vous montrez notamment qu’à Singapour, même si la peine de mort existe encore, on y met les formes.
C’était capital, pour être tout à fait honnête, de montrer la précision avec laquelle les pendaisons sont exécutées. Tout est pensé : à quel moment passer la cagoule autour du cou pour que le détenu ne voie pas la corde qui va le pendre, faut-il le menotter devant ou derrière, comment sangler les jambes, comment tenir compte du poids pour éviter au détenu de suffoquer pendant sa mise à mort, comment ne pas non plus le décapiter par la violence de sa chute… Il est fondamental que la personne ne souffre pas. Toutes ces précautions font de la peine de mort un véritable spectacle. De là cette question : quelle est la nature de ce spectacle et à qui est-il destiné ?
Vous dites avoir mis plus de cinq ans à faire ce film. Pourquoi ?
Parce que le travail de documentation m’a pris énormément de temps. Il fallait parler longuement avec toutes les personnes concernées. Les conseillers religieux, qui sont souvent très proches des condamnés, les familles des détenus, pour savoir ce qu’ils endurent et, bien sûr, les bourreaux. Il y a eu beaucoup de films sur l’univers carcéral, mais très peu sur le processus de la peine de mort. Je devais absolument être très rigoureux sur ce sujet. Il fallait que je prenne le temps de me poser les bonnes questions, ce qui m’a d’ailleurs ouvert les yeux. Préparer ce film m’a également fait réfléchir et grandir, pas seulement intellectuellement, mais aussi émotionnellement.
Avez-vous pu approcher certains condamnés à mort ?
Non, car ils sont placés sous trop haute surveillance, mais j’ai pu parler à de nombreux avocats, qui ont un accès privilégié aux condamnés. Mais ça ne m’a pas manqué tant que ça, puisque mon film est tourné du point de vue d’un des gardiens de la prison, qui est victime de cette peine de mort – puisque son père a été exécuté – et devient également bourreau.
Apprentice sort à Singapour dans un mois. Pensez-vous qu’il puisse peser dans la balance et contribuer à changer les choses ?
Je pense qu’il peut vraiment mettre le doigt sur un problème fondamental, mais je ne me fais pas d’illusion : mon film ne sera pas l’amorce d’une révolution ! J’espère quand même qu’il fera jaillir une étincelle. Mes concitoyens apprécient vraiment le confort de ne jamais se confronter à cette question et se complaisent dans un "tout sécuritaire". Apprentice peut certainement lancer un débat, mais il ne changera pas la loi à lui seul.
Découvrez la bande-annonce de "Apprentice", en salles le 1er juin...