AlloCiné : avec "Merci patron !", vous faites le pari de proposer un film social réjouissant...
François Ruffin : Ça venait du croisement de raisons intimes et de raisons politiques. Au niveau personnel, quand je me lance dans le film, à ce moment-là, soit je fais une dépression soit je fais le con. J’ai décidé de faire le con, j’ai enfilé un t-shirt "I Love Bernard" et je suis parti en croisade pour la réhabilitation de Bernard Arnault. Au niveau politique, ces histoires de délocalisations, de désindustrialisation, de chômage, j’ai l’impression qu’on en a tellement soupé que l’indifférence domine face à ces sujets aujourd’hui : il fallait donc trouver une approche qui puisse renouveler et surprendre, pour qu’on trouve toujours ça révoltant. L’humour m’a servi à ça.
Votre stratagème, les négociations en sous-main, le commissaire, l'implication du politique... Ce que vous dépeignez dans le film est incroyable. Dans une fiction, ça semblerait trop improbable pour être crédible. Vous aviez connaissance de tout ça avant de vous lancer dans l'aventure ?
Il y a un contexte que je connais. Tous mes personnages, je les connais avant de lancer le film, excepté les émissaires de LVMH. Je connais aussi les réseaux politiques de LVMH. Je sais donc qu’on est sur un projet où va se mêler l’argent, la politique et même des services de sécurité imposants car je savais que Bernard Squarcini travaillait à la sécurité de LVMH et qu’il y avait déjà eu des coups tordus avec Arnault, Pinault, des espions, etc… Je sais donc que je mets les pieds dans ce milieu. La suite du scénario… personne ne peut écrire ça ! Si quelqu’un écrivait ça, on lui dirait effectivement de réécrire son texte parce que ce n’est pas crédible.
Comment vit-on chaque nouvelle étape du stratagème du coup ? Cela doit être assez improbable à vivre...
Le plus improbable finalement, c’est le premier coup de fil. La première étape, c’est quand le commissaire et le secrétaire général de LVMH me contactent : quand chacun fait la démarche de m’appeler, je suis face à une situation que nous n’avions clairement pas prévue. Et une fois que le quiproquo est installé et que l’aventure rocambolesque est partie, je n’ai plus de marge de manœuvre pour guider le bateau.
On vous compare souvent à Michael Moore. Vous revendiquez cette filiation ? Est-ce que sur certains aspects vous vous éloignez de ses méthodes ?
Les deux. Je revendique pleinement la filiation. Roger et Moi est un film formidable que j’ai dû voir une vingtaine de fois. J’ai appris l’anglais avec les cassettes audio de Michael Moore. Je connais ses émissions TV Nation et Awful Truth. Je crois être un grand connaisseur francophone de son oeuvre. Après, je pense que Merci patron ! apporte autre chose. Les films de Michael Moore sont séquencés : bien souvent, ce sont des séquences de 3 à 5 minutes puis il passe à une autre histoire. Moi, j’ai une seule histoire intégrale, qui va de A à Z. Par ailleurs, j’ai des personnages -les Klur d’un côté et le commissaire de l’autre- qui surgissent et qui sont plus forts que moi dans leur présence à l’écran. Il peuvent vivre 20 minutes sans que sois là.
Il y a souvent chez Michael Moore une "utilisation" des gens assez gênante -je pense à la séquence du supermarché de Bowling for Columbine. Comment êtes-vous parvenus à trouver la bonne approche ?
Vous avez raison. Comme vous, ce sont des séquences qui me gênent chez Michael Moore : le supermarché ou le fait de déposer la photo d’une petite fille morte tuée par balles devant la maison de Charlton Heston. Je trouve ça lourd. Tout en trouvant qu’il y a des choses formidables par ailleurs dans le film… Mais ce genre de choses, je ne veux pas le faire. Dans Merci patron !, on le voit, les Klur posent les limites. Mon souhait au départ, c’est de les emmener en assemblée générale des actionnaires. Ils déclinent, donc je trouve une autre méthode qui est d’enregistrer leur témoignage et de le porter à Bernard Arnault. Je m’adapte en fonction de ceux que eux souhaitent et ne souhaitent pas.
Avez-vous eu des retours de LVMH ou du commissaire ? Les Klur ont-ils été inquiétés ?
Pour le moment, nous n’avons pas de nouvelles. Je les ai prévenus après-coup que nous préparions un film avec tout ça, mais c’est silence-radio. Après, je pense que le contrat de travail de Serge Klur est l’un des mieux sécurisés du pays ! Déjà parce qu’il lui reste deux ans à tirer avant la retraite : s’il y avait un soucis et 30 000 ou 40 000 euros à trouver, compte tenu de sa popularité naissante, on pourrait lever ça en dix jours grâce à la mobilisation des gens. Ensuite, on le défendrait évidemment. Enfin, Bernard Arnault n’est pas bête et sait que se venger de Serge Klur serait catastrophique pour son image.
Si l'issue est positive pour les Klur, les tractations en sous-main que dénonce votre film n'auront peut-être plus jamais lieu pour d'autres familles. C'est horrible à dire, mais est-ce que ce n'est pas un risque de dénoncer ce système ?
Je pense que ce qui est arrivé aux Klur était vraiment une exception. Il y a une habitude d’acheter des militants : ce commissaire sert à ça en général. Mais le cas de la famille Klur est vraiment une exception, le commissaire le dit d'ailleurs dans le film. On ne peut pas régler les problèmes sociaux du pays de cette manière. En revanche, l’effet que je vise, c’est de remettre du baume au cœur aux gens pour qu’ils se disent qu’on peut faire bouger les choses. Et remettre de l’imagination dans la lutte. (…) Je ne dis surtout pas que mon film va changer les choses. C’est un film, ce n’est pas un mouvement politique… sachant que de nombreux mouvements politiques n’arrivent déjà pas à faire changer les choses. Il faut être humble dans sa démarche. Ce que notre film dit aux spectateurs, c’est qu’on n’a beau penser ne pas peser, si on décide de passer à l’action, ça peut avoir des effets. J’ai fait une quarantaine d’avant-premières, je sens cet effet dans les salles : remettre de l’enthousiasme et faire que les gens se disent "à la fin, c’est nous qu’on peut gagner".
Merci patron ! de François Ruffin
Sortie le 24 février
Pour Jocelyne et Serge Klur, rien ne va plus : leur usine fabriquait des costumes Kenzo (Groupe LVMH), à Poix-du-Nord, près de Valenciennes, mais elle a été délocalisée en Pologne. Voilà le couple au chômage, criblé de dettes, risquant désormais de perdre sa maison. C'est alors que François Ruffin, fondateur du journal Fakir, frappe à leur porte. Il est confiant : il va les sauver. Entouré d'un inspecteur des impôts belge, d'une bonne soeur rouge, de la déléguée CGT, et d'ex-vendeurs à la Samaritaine, il ira porter le cas Klur à l'assemblée générale de LVMH, bien décidé à toucher le coeur de son PDG, Bernard Arnault. Mais ces David frondeurs pourront-ils l'emporter contre un Goliath milliardaire ? Du suspense, de l'émotion, et de la franche rigolade. Nos pieds nickelés picards réussiront-ils à duper le premier groupe de luxe au monde, et l'homme le plus riche de France ?