AlloCiné : "Mia Madre" est un film somme et un long métrage très différent de vos précédents. Est-ce que le dernier film que l'on réalise est toujours cela : une somme et un pas en avant ou de côté ?
Nanni Moretti : Je ne réussis pas à être un interprète ou un théoricien de mon cinéma. C'est un peu difficile pour moi. Disons que je considère mes films comme autant de chapitres d'un seul roman. Je pense que dans ce film comme dans d'autres que j'ai tournés, il y a un mélange de comédie et de drame. Je n'ai jamas fait un film seulement comique ou uniquement dramatique. Peut-être que dans ce film, et c'est ce que me disent les spectateurs, c'est encore plus frappant parce qu'il y a des moments où ils ont des grandes émotions et d'autres où ils rient. Ce n'est pas que je me mets devant une balance et que je me dis que je vais mettre tel pourcentage de comédie et tel pourcentage de drame, c'est simplement ma manière de raconter. En revanche, si votre question est une manière de suggérer que Mia Madre est le film de la maturité, je pense que oui. Même s'il ne s'agit pas d'une maturité pacifiée avec elle-même. Je suis comme le personnage de Margherita Buy. Elle est toujours en lutte contre elle-même comme je le suis contre moi-même.
Je suis comme le personnage de Margherita Buy: toujours en lutte contre moi-même.
La difficulté de théoriser votre cinéma est quelque chose qui revient régulièrement dans vos interviews. Et cette difficulté semble s'accroître avec les années... Est-ce parce que votre cinéma devient frontalement plus émotionnel ?
Je ne sais pas si c'est la raison. J'aime travailler beaucoup mais cela me demande un grand effort pour expliquer pourquoi je fais certaines choses. Je peux expliquer le "comment" avec précision mais le "pourquoi"... Je vais prendre un exemple, celle de la scène où on voit une très longue file d'attente à l'entrée d'un cinéma. Ce qu'elle signifie précisément, son "pourquoi", je n'en sais rien. C'est un mélange entre la mémoire et l'imagination. La mémoire, c'est cette salle d'art et essai des années 80, où il y avait souvent de longues files d'attente et qui est désormais une salle de conférence. Au début j'ai imaginé cette longue file, sans début ni fin. Ensuite j'ai pensé qu'il fallait qu'il y ait Giovanni et la mère. Puis au bout de cette longue promenade de gens, j'ai décidé que Margherita se rencontrait elle-même jeune. Y a-t-il une raison précise sur le fait qu'ils vont tous voir précisément Les Ailes du désir de Wim Wenders ? Je ne sais pas. Il m'est simplement venu à l'idée que c'est ce film qu'ils allaient voir. Je n'ai pas voulu être trop réaliste, c'est pour cette raison que je n'ai pas utilisé la véritable affiche des Ailes du désir. Ma scénographe l'a réinventée. Je n'avais pas envie dans cette scène, qui est une fantaisie entre l'imagination et le souvenir, d'avoir quelque chose d'aussi réaliste.
Ce trouble entre rêve et réalité, entre imagination et mémoire, est récurrent dans vos films. On le ressentait dans "Aprile", notamment. Vous ne marquez pas dans vos films ce glissement entre l'un et l'autre. Pourquoi cet intérêt pour ce glissement ? Parce que seul le cinéma permet de créer aussi facilement et aussi efficacement ce trouble ?
Ce qui m'intéresse c'est que de cette manière on est dans l'émotivité de Margherita. De toute façon, le temps de Mia Madre est celui du temps émotionnel de ce personnage. Tout se passe, tout se vit dans le même moment, avec la même urgence. Les soucis pour la fille, la douleur pour la mère, les problèmes de travail, mais aussi les souvenirs, les rêves, la réalité... Je ne voulais pas qu'il y ait des secousses ou des ruptures de style entre le film de Margherita et la réalité, les souvenirs et les rêves.
Le temps de Mia Madre est celui du temps émotionnel du personnage principal.
C'est le seul comparatif que je vais faire entre "Mia Madre" et "La Chambre du fils", deux films profondément différents... Ils ont tous un point commun fort : ils fonctionnent sur un même récit très resserré, sur quelques personnages à peine. Est-ce un hasard si ces deux films parlent tous les deux du deuil, même s'ils l'abordent à deux moments différents ?
L'idée de ne pas faire intervenir une foule de personnages est venue naturellement. Ce sont deux films qui se concentrent sur leur récit et dans lesquels il manque toute mention de l'actualité. Il n'y a pas un titre de journal, pas une radio ou une télévision allumée sur les informations. Moi aussi je trouve que ce sont deux films très différents même si j'y note une autre analogie. Elle n'est pas spécifiée dans les dialogues et demeure en sous-entendu: les personnages principaux ne sont pas croyants, ce qui rend cette expérience du deuil encore plus forte. Les parents dans La Chambre du fils ou les enfants, Margherita et Giovanni, dans Mia Madre. Ce n'est pas explicite, je le répète.
Pour un réalisateur, au fil des films, est-ce que plutôt que de savoir ce que l'on veut faire, on a la certitude absolue de ce qu'on ne veut pas faire ?
Cela a toujours été mon point de départ, surtout dans le travail avec des collaborateurs. Quand j'écris, je sais quels sont les dialogues qui ne me plaisent pas. Et j'ai tout de suite des antennes critiques qui me les font éviter. Je sais ce que je ne veux pas d'un décorateur, d'un directeur de la photographie ou d'un costumier. Evidemment il ne faut pas construire une cage autour de soi et se limiter trop, sinon on n'est plus libre de faire des choses. Je pense qu'il m'a été aussi utile dans ma vie de voir autant de mauvais films ! Cela ne sert à rien de lire les mauvais livres. Les mauvais films, en revanche, permettent de développer un sens critique.
Les mauvais films permettent de développer un sens critique.
Pour cette interview, j'ai proposé à Gilles Jacob, l'ex Président du Festival de Cannes, d'écrire quelques mots vous concernant. Il a très gentiment accepté. Voilà ce qu'il a écrit : "Ce n'est pas un CINEASTE à part comme on le dirait de Bresson, c'est un CINEASTE de l'intime, un CINEASTE personnel, un CINEASTE qui dit je. Et plus le temps passe plus le côté insouciant du cinéaste-acteur qui imitait la rumba où se tortillait sur sa moto laisse place à une responsabilité d'artiste plus profonde: le cancer, la mort d'un fils, la mort d'une mère sans que jamais cet essentiel ne soit pesant: la terreur du pape de ne pas y arriver est accompagnée par le match de volley ball, la maladie de la mère par les scènes tordantes du tournage. L'essentiel s'épanouit dans l'existentiel et le métaphysique. Au fond les films de MORETTI sont comme des tableaux de Chirico auxquels on ajouterait des personnages ayant le fou rire. Nanni a déjà une œuvre considérable d'une unité parfaite. Je l'aime."
(Pause. Un sourire puis un rire... Puis visiblement troublé) Quel honneur ! (A nouveau une pause) Je dois commenter ? Je suis ému... Je dois beaucoup à Gilles Jacob, au Festival de Cannes et à la France. L'accueil de votre pays à mes films m'a beaucoup aidé à partir d'un certain moment de ma vie et jusqu'à maintenant. (L'interview se termine et Nanni Moretti garde la feuille où est noté le mot de Gilles Jacob)
Propos recueillis à Paris le 5 novembre 2015 par Thomas Destouches
Remerciements chaleureux à Gilles Jacob
La bande-annonce de "Mia Madre", en salles le 2 décembre :