"Lorsque j'étais critique, je pensais qu'un film, pour être réussi, doit exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma. La Règle du Jeu ou Citizen Kane répondaient bien à cette définition. Aujourd'hui je demande à un film d'exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l'angoisse de faire du cinéma et je me désintéresse de tout ce qui est entre les deux, c'est-à-dire de tous les films qui ne vibrent pas".
Focus sur les goûts du Truffaut de la première heure, le critique avant le cinéaste, le maître des mots avant d'être celui des images.
Truffaut, homme de goût
Fenêtre sur Cour
Il n'est rien de plus célèbre que la passion de l'"hitchcocko-hawksien" Truffaut pour le Maître du Suspense, qu'il a toujours loué et avec qui il a longuement échangé lors de leurs fameux Entretiens, cherchant à mettre à jour le langage des émotions de celui qui pour lui et sa génération, était un cinéaste hors pair.
L'avis de Truffaut, Cahiers du Cinéma, avril 1955
"Hitchcock a acquis une telle science du récit cinématographique qu'il est devenu en trente années beaucoup plus qu'un conteur d'histoires (...) J'ai la conviction que ce film est l'un des plus importants des dix-sept que Hitchcock a tournés à Hollywood, l'un des rares en tous cas à ne contenir aucune faille, aucune faiblesse, aucune concession. (...) Rear Window est (...) une extraordinaire symphonie de la vie quotidienne et des rêves détruits."
A l'Est d'Eden
Film de toute une génération, A l'Est d'Eden est considéré comme le sommet de la carrière d'Elia Kazan, qui a en outre déjà livré des perles telles que Sur les quais et Un tramway nommé Désir, tous deux magnifiés par le charismatique Marlon Brando. N'aimant jusque-là pas du tout son oeuvre, Truffaut avait même déclaré lors de la sortie de La Poupée de Chair, "Si Baby Doll n'est pas un chef d'oeuvre, c'est peut être que Kazan est condamné à ne jamais en produire... Un double manque de nécessité et de sincérité ôte à ses films beaucoup de leur force et les maintient dans un registre décoratif." A l'Est d'Eden le fait revenir sur ses positions.
L'avis de Truffaut, Cahiers du cinéma, octobre 1955
"James Dean a réussi à rendre commercial un film qui ne l'était guère, à vivifier une abstraction, à intéresser un immense public à des problèmes moraux traités de façon inhabituelle. (...) Après cette révélation cinq fois confirmée, je suis allé revoir Un tramway nommé Désir, et il m'a fallu toute la bonne foi et la perspicacité dont je suis capable pour surmonter l'agacement devant les éclairages clignotants qui masquent le jeu extraordinaire de Vivien Leigh. (...) Nous pardonnons à Elia Kazan de n'avoir pas aimé ses films car les enfants pardonnent à leurs parents."
La Nuit du chasseur
Echec commercial peu commenté par les critiques, le poétique et noir La Nuit du chasseur n'a été hissé au rang de chef d'oeuvre que plus (trop) tard, décourageant définitivement son metteur en scène qui n'a plus fait de films par la suite. Visionnaire, François Truffaut avait déjà tout saisi.
L'avis de Truffaut, Cahiers du cinéma, mai 1956
"Un tel scénario n'est pas de ceux par lesquels on peut inaugurer une carrière de cinéaste hollywoodien et il y a fort à parier que ce film, réalisé au mépris des normes commerciales élémentaires, sera l'unique expérience de Charles Laughton et c'est bien dommage. Dommage oui, car en dépit des heurts de style, La Nuit du Chasseur est un film d'une grande richesse d'inventions qui ressemble à un fait divers horrifiant raconté par des petits enfants"
Bonjour Tristesse
Chef d'oeuvre en noir et blanc d'Otto Preminger, adapté de Françoise Sagan, Bonjour Tristesse est porté par l'icône de la Nouvelle Vague, Jean Seberg. Ne sortant pas du rang à ce sujet, Truffaut est conquis.
L'avis de Truffaut, Cahiers du cinéma, mars 1958
"Le cinéma est un art de la femme, c'est-à-dire de l'actrice. Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes, et pour moi, les grands moments du cinéma sont la coïncidence entre les dons d'un metteur en scène et ceux d'une comédienne dirigée par lui. Griffith et Lillian Gish (....) Rossellini et Magnani (...), Fellini et Masina (...). Nous pouvons désormais ajouter Preminger et Jean Seberg."
Truffaut, homme de dégoût
La Traversée de Paris
En 1954, dans son célèbre article "Un certaine tendance du cinéma français", François Truffaut attaque avec virulence la vieille garde du cinéma français, un cinéma dit de la "Qualité" qui propose selon lui des adaptations à outrance, "des films de scénariste et non de metteurs en scène", fondés sur un "réalisme psychologique" qui enlève toute humanité à ses personnages. Un cinéma dont font, selon lui, partie Jean Delannoy et... Claude Autant-Lara.
L'avis de Truffaut, Cahiers du cinéma, novembre 1956
"Du Diable au Corps à Marguerite de La Nuit, en passant par L'Auberge Rouge, Le Blé en Herbe, et Le Rouge et le Noir, j'ai régulièrement attaqué Claude Autant-Lara, déplorant ses tendances à tout affadir, à tout simplifier, la grossièreté hargneuse avec laquelle il "condensait" Stendhal, Radiguet ou Colette, déplaçant, amenuisant toujours l'esprit de l'oeuvre adaptée. (...) Si j'admire aujourd'hui et presque sans réserve La Traversée de Paris, (...) c'est qu'il a enfin trouvé le sujet de sa vie, (...) et que la truculence, l'exagération, la hargne, la vulgarité, l'outrance, loin de desservir, ont haussé jusqu'à l'épique."
Barrage contre le Pacifique
L'oeuvre de l'éclectique, poétique et réaliste René Clément ne trouve pas plus de grâce aux yeux de François Truffaut qui de La Bataille du Rail à Monsieur Ripois en passant par Jeux Interdits n'a de cesse de lui trouver tous les défauts.
L'avis de Truffaut, Cahiers du cinéma, février 1958
"René Clément pratique un cinéma contre lequel, aux Cahiers, nous luttons. (...) L'essentiel pour Clément est que le film qu'il est en train de tourner coûte plus cher que le précédent et moins que le prochain. Il ne s'agit plus, comme avec La Bataille du rail, de tourner un film à son idée en espérant que le public entrera dans le jeu, mais, d'emblée, offrant de l'exotisme à peine plus orgueilleux qu'à l'ordinaire, et beaucoup de vedettes. (...) [Son] cinéma n'influencera personne (...) Sitôt qu'[il] cherche la vérité, son échec est flagrant (...) les enfants de Jeux Interdits sont aberrants et dans tous ses films, l'amour est escamoté purement et simplement."
Le Dernier tango à Paris
Truffaut n'est plus critique lorsque sort le film de Bertollucci, sur lequel il s'exprimera pourtant avec autant de franchise qu'auparavant. Malgré la présence de son acteur fétiche Antoine Doinel, le cinéaste ex-critique ne sera pas sensible au passionné, scandaleux et harmonieux Dernier Tango à Paris.
L'avis de Truffaut, Décembre 1972
"C'est un film que j'admire mais je ne l'aime pas. Certaines séquences me semblent avoir été réalisées pour épater l'intelligentsia des grandes capitales du monde entier. C'est un film très intelligent, cela on ne peut pas en douter. Mais je ne l'aime pas."
La bande-annonce du "Dernier Tango à Paris"