De quoi ça parle ?
Lorsque Joshua Oppenheimer se rend en Indonésie pour réaliser un documentaire sur le massacre de plus d’un million d’opposants politiques en 1965, il n’imagine pas que, 45 ans après les faits, les survivants terrorisés hésiteraient à s’exprimer. Les bourreaux, eux, protégés par un pouvoir corrompu, s’épanchent librement et proposent même de rejouer les scènes d’exactions qu’ils ont commises. Joshua Oppenheimer s’empare de cette proposition dans un exercice de cinéma vérité inédit où les bourreaux revivent fièrement leurs crimes devant la caméra, en célébrant avec entrain leur rôle dans cette tuerie de masse. "Comme si Hitler et ses complices avaient survécu, puis s'étaient réunis pour reconstituer leurs scènes favorites de l’Holocauste devant une caméra", affirme le journaliste Brian D. Johnson.
L'interview
AlloCiné : The Act of Killing se présente au départ comme un documentaire, mais ses “acteurs”, des gangsters qui paradent en détaillant fièrement les massacres auxquels ils ont participé, en font bien autre chose. Etiez-vous conscient du fait que vous étiez en train de tourner un film en quelque sorte sans précédent ?
Joshua Oppenheimer : Il existe en fait un director’s cut du film, qui sort partout sauf en France [ndlr : où sort une version plus courte], qui est encore moins un documentaire au sens habituel du terme et s’étend jusqu’à devenir un cauchemar, un rêve enfiévré. Je pense que je savais que nous tournions quelque chose de particulier. Fondamentalement je ne me suis jamais vraiment vu comme un documentariste, plutôt comme un réalisateur de films non fictionnels. Je me suis toujours intéressé à la façon dont notre monde est "inventé" par les histoires que nous nous racontons. Elles sont souvent inconscientes, contradictoires, de seconde main et médiocres. La question est donc la suivante : comment définir une méthode de réalisation qui permette de montrer de quoi est vraiment fait notre monde, de quoi nous sommes vraiment faits, en tant qu’êtres humains. De montrer comment le passé vit en nous, comment les histoires que nous racontons sur notre passé créent notre présent, quels sont les effets du storytelling sur notre monde, et la manière dont nous l’utilisons pour échapper à nos expériences les plus amères et douloureuses. J’ai débuté ma carrière de réalisateur en explorant cette frontière entre fiction et documentaire. Et je me suis aperçu que ce qu’on appelle normalement un documentaire, c’est ce cinéma particulièrement direct dans lequel les gens partent avec une caméra et prétendent être une petite souris, ce qu’ils ne sont pas. J’en suis venu à comprendre que ce qu’on appelle normalement du "cinéma direct" est en fait de la fiction. Si on filme un enfant qui va à l’école, le grand événement de la journée pour lui, en fait, ce n’est pas l’école, c’est l’équipe qui le filme. C’est vrai pour le gamin, pour ses camarades, pour le prof… Ce que nous faisons, c’est créer la réalité avec ces gens, une réalité dans laquelle on simule notre absence, ou du moins on prétend que nous n’avons pas l’effet écrasant que nous avons. Puis, dans la mesure où c’est une fiction, nous devons ensuite créer une narration […]. On dit, « Je suis comme une petite souris, je suis invisible, j’étais là depuis si longtemps qu’ils m’ont oublié », tout ce qu’il faut dire pour que le spectateur suspende son incrédulité et prenne la scène pour une tranche de vie réelle. Et donc en ce sens, j’ai toujours senti qu’on ne filmait rien ni personne, on crée la réalité avec ces gens.
"Plus je les rencontrais, plus je me demandais s’ils étaient vraiment fiers..."
Ici, j’ai filmé pendant deux ans des criminels qui se vantaient de la façon dont ils avaient tué, apparemment fiers, sans remords. Mais plus je les rencontrais, plus je me demandais s’ils étaient vraiment fiers, si ces célébrations du génocide n’étaient pas, en fait, une forme désespérée de justification. Une forme tragique de justification, parce que non seulement cela signifiait qu’ils n’avaient jamais vraiment vu ce qu’ils avaient fait, que c’était une forme de storytelling qui leur permet de s’aveugler sur la vérité la plus amère de leurs vies, mais aussi parce que cela les autorise à continuer de faire le mal. Si vous justifiez et célébrez les meurtres de masse, que vous vous répétez toute cette propagande qui affirme que c’était la bonne chose à faire, alors vous pouvez tuer de nouveau. Vous pouvez extorquer, voler les terres de victimes que vous terrifiez. De nouveau, le storytelling joue un rôle actif, en rendant le monde tel qu’il est. Dans le cas du vol de terres et de l’extorsion, il joue un rôle actif dans l’économie réelle. Me voici donc en train de filmer ces gens en me demandant quelle est la fonction de ces vantardises, et me rendant compte qu’elles sont la monnaie d’une économie de l’impunité. J’ai compris que si je les laissais se vanter de ce qu’ils avaient fait, me le montrer, ce qu’ils étaient tous enclins à faire […], et s’ils me laissaient filmer ce processus, que je leur montrais ensuite les images, les laissant planifier la prochaine scène pour la leur montrer après et ainsi de suite, j’allais créer une nouvelle forme de documentaire qui n’avait peut-être jamais vraiment été fait avant, et dans laquelle nous documentons non les événements quotidiens des vies de ces gens, mais plutôt la façon dont le storytelling crée ce présent. Et plus concrètement, la façon dont ils veulent être vus, dont ils se voient, et dont fonctionne tout ce régime d’impunité.
Safit, Anwar et Adi, criminels en balade
Ce qu’on voit à l’écran est parfois si étonnant que le film questionne notre capacité à croire, à "suspendre notre incrédulité". Avez-vous rencontré des gens qui remettaient en cause ce que montre le film ?
Une seule personne m’a dit cela. J’étais à Berlin, où se tenait une projection pour les Indonésiens, avec 170 personnes présentes, et ce type a dit : « Et si tout ça était inventé ? ». J’ai également lu une remarque là-dessus, qui posait la même question, et se demandait si je m’étais fait avoir. Et puis il y avait toute cette colère contre le film. J’ai compris que [ce type à Berlin] ne croyait pas vraiment que c’était inventé, sinon il n’aurait pas été en colère, et que ces deux gars, celui qui a écrit cette remarque comme celui qui s’est adressé à moi directement, savent que c’est vrai. C’est sans doute parce que le film demande un effort douloureux à ses spectateurs, qui consiste à apercevoir une petite part de soi-même dans cet homme [Anwar Kongo, principal protagoniste du film]. A partir du moment où vous le faites, un autre fantasme grâce auquel nous échappons à notre vérité la plus amère et la plus indigeste, celui d’un monde divisé entre gentils et méchants, ce que j’appelle la "morale Star Wars", s’effondre, parce que pendant un instant, vous vous voyez en Anwar. Vous entrevoyez la possibilité qu’il soit un être humain comme vous et que vous soyez un être humain comme lui. Et vous devez soudain reconnaître que ce ne sont pas des "méchants" qui détruisent d’autres êtres humains, ce sont des humains qui détruisent des humains ; que la seule raison pour laquelle on passe du "C’est un être humain qui a fait quelque chose de mal" à "C’est un être humain malfaisant", c’est pour se rassurer et pouvoir se dire qu’on n’est pas comme lui. On se sent autorisé à juger et dénoncer quelqu’un parce qu’on suppose qu’on est bon. Je pense que les gens qui croient à cette idée selon laquelle ils sont bons sont effrayés du fait que nous sommes tous plus proches des criminels que nous aimons le croire. Ce dictaphone avec lequel vous m’enregistrez est hanté par la souffrance des gens qui l’ont fabriqué. Nous le savons, ils fabriquent ces choses pour nous dans des usines qui, invariablement, sont situées dans des endroits hantés par des violences de masse, de la terreur politique. Des endroits dans lesquels les criminels ont gagné et continuent à utiliser la menace. Nous dépendons, vous et moi, d’hommes comme Anwar et ses amis pour conserver les choses que nous consommons, pour faire en sorte qu’elles restent pas chères. Nous avons besoin que des gens comme eux fassent le sale boulot pour nous. En ce sens nous sommes tous invités à cette sorte de fête cannibale, nous ne sommes peut-être pas aussi proches des massacres qu’Anwar et ses amis, mais nous siégeons à la table, et nous le savons. Je pense que si l’acte de tuer a abîmé Anwar, le fait de dépendre pour notre survie d’autres gens qui souffrent nous abîme aussi.
Adi et Anwar au maquillage
Le film distille un sentiment d’inconfort constant, qui s’accroît encore par moments. Il y a notamment ce passage où des commerçants chinois sont rackettés en direct, ou bien la mise en scène de l’attaque d’un village. A cela se mêlent des bigarrures totalement clownesques, via entre autres le personnage d’Erman, ce truand bedonnant qui se retrouve travesti et moulé dans une robe flashy, ou tente de se faire élire député. Comment avez-vous jonglé entre ces deux registres, le tragique et le grotesque ?
Durant le tournage, il était important de se comporter tout le temps de la façon la plus éthique possible. Filmer les Chinois au marché était terrible. Je me suis dit, « Mon Dieu, maintenant les commerçants chinois sont encore plus effrayés : ils peuvent se dire que les gangsters jouissent d’une telle impunité, sont si puissants qu’ils ont leur propre équipe de tournage et peuvent sans problème les racketter à la télé ». J’ai demandé à mon équipe si on devait partir, et tous m’ont dit, « Non, on doit continuer, parce que ça n’a jamais été montré avant, alors que tout le monde sait que cela arrive aux quatre coins de l’Indonésie. Tu as été invité à le filmer, tu dois le filmer. » Du coup, comme Safit et Erman se baladaient après chaque extorsion jusqu’à la victime suivante, je restais en arrière, soi-disant pour faire signer un formulaire. Mais en réalité j’expliquais ce que je faisais, que nous étions là pour montrer cela, et je remboursais les gens. Ce fut une scène très coûteuse à tourner… Moralement ce n’est pas parfait, mais c’était le mieux que nous puissions faire. Ç’aurait été pire de partir, de ne pas le montrer, de ne pas rembourser les gens. Pour ce qui est du montage, votre question soulève un problème important : l’humour, dans le film. Il y a d’abord une sorte d’humour qu’on ne trouve pas dans The Act of Killing. Pas une seule fois, je pense, l’un de ces personnages ne fait une blague qui nous fait rire. Ensuite, je crois que deux types d’humour sont présents. Il y a ces moments de grotesque absurdité, où les choses deviennent si démentes que vous en riez. Par exemple la scène de la cascade, avec les victimes remettant une médaille à Anwar et lui disant « Merci de m’avoir tué et envoyé au paradis... », ou celle du talk-show, quand Anwar explique qu’ils en sont arrivés à une méthode plus humaine d’extermination des communistes, pour éviter la violence excessive… Finalement, la logique sous-jacente du régime a été formulée si honnêtement, si clairement, qu’elle ne peut plus être niée de nouveau. S'ensuit donc ce moment de libération, merveilleux, cathartique pour les spectateurs indonésiens : « C’est enfin dit de façon ouverte, le genre de régime que nous avons. »
"Merci de m'avoir tué et envoyé au paradis..."
L’autre rire présent dans le film est un rire que je qualifierais de désarmant. Un gros gangster en robe [Erman], hétérosexuel parce que s’il était gay ce ne serait pas marrant, s’assied et nous chante une chanson. C’est si généreux de sa part, en fait, qu’on l’aime pour ça. C’est comme quand ils essayent tous des chapeaux, c’est si "mignon" de les voir se demander quels chapeaux sont bien ou non, si le chapeau rose brillant sera le mieux pour un tel, etc… On les aime parce qu’ils sont ouverts et n’ont pas conscience d’eux-mêmes. C’est désarmant parce que l’instant d’après, quand les choses deviennent horribles et qu’ils font quelque chose d’affreux, nous entrons dans l’horreur avec eux, en identification avec eux. Nous observons le mal qu’ils rejouent comme quelque chose de profondément humain, parce qu’on vient d’expérimenter le fait qu’ils sont juste des êtres humains. […] Il existe un nécessaire inconfort pour le spectateur. Je pense qu’au montage il était important d'évoluer sur une corde raide, entre empathie et répulsion. Pour maintenir le spectateur dans cette tension, il était nécessaire qu’il y ait des moments de fascination, puis d’autres où l’on rend le spectateur conscient de sa fascination. On essaye par exemple de le faire dans la scène du massacre des villageois : c’est beau et horrible, et c’est le genre de violence que nous avons l’habitude de consommer au cinéma. Je pense que certains spectateurs sont écœurés par eux-mêmes parce que ça les fascine.
Anwar et Erman (en robe bleue) dans la scène fantasmatique de la cascade
Quel rôle a joué Werner Herzog, producteur délégué du film, et à quel moment est-il intervenu ?
Il existe donc une version plus longue du film, que nous avons achevée d’abord et que nous avons projetée dans la plupart des pays et des festivals. A part en France, pour une raison que j’ignore, mais j’espère que cela viendra ici aussi. Cette version est bien plus longue, de 45 minutes. C’est une expérience différente, plus profonde je pense. Mon producteur exécutif britannique produit les documentaires de Werner Herzog. Je lui ai demandé si je pouvais montrer le film à Werner, alors il s'est chargé des présentations. Je lui ai montré dix minutes du film, parce que je me disais que si je lui donnais juste le DVD il ne le regarderait jamais, il doit être tellement sollicité… J’ai sélectionné dix minutes dont je pensais qu’elles pourraient capter son attention, et cela a été le cas. Deux mois plus tard il a regardé le film [en intégralité], m’a appelé et dit : « C’est génial, j’adore. » Il m’a demandé ce que je faisais, et je lui ai répondu que j’étais en train de réduire la durée du film. Il m’a dit, « Tu ne peux pas le réduire ! Tu ne peux pas en enlever une minute. » Je lui ai expliqué que je devais le faire, parce que le film partait chez les diffuseurs – il existe une version de 90 minutes pour la télé. Werner m’a alors dit, « Ok, si tu dois le réduire, laisse-moi au moins voir ce que tu enlèves. Histoire que je puisse m’assurer que tu n’enlèves rien de ce qui m’a touché le plus. » Et il a ajouté : « Tu sais, je ne vais pas te dire quoi faire, mais tu dois être aveugle, à présent… » Et en effet j’étais aveugle, après plus de deux ans et demi passés sur le montage. Il a donc visionné les cuts successifs pendant que nous élaborions la version courte. Nous nous sommes rendus compte que pas mal de distributeurs pensaient que les cinémas préfèreraient projeter la version raccourcie plutôt que le film entier, et nous avons trouvé cela trop court. Du coup nous avons étendu cette version courte, et Werner m’a aidé en visionnant ces montages-là, ceux de la version cinéma qui sort ici en France. Il a été d’un grand soutien depuis.
Anwar se met dans la peau d'une victime
Plus largement, le film est un tableau incroyablement sombre de l’Indonésie d’aujourd’hui, le portrait d’un état où règnent la corruption et la violence, où les valeurs sont comme inversées, où le terme "gangster" est valorisé parce qu'il signifie "homme libre"…
J’ai commencé ce projet en travaillant avec une communauté de survivants. Nous tentions de parler de ce qui s’était passé en 1965 et de dévoiler ce régime de terreur, d’impunité et d’apartheid politique qui a existé en Indonésie depuis cette date. Chaque fois qu’on filmait, on était arrêtés, stoppés par l’armée, parce que les familles des survivants sont toujours, des décennies plus tard, sous surveillance politique. Nous avons parlé aux associations de défense des droits de l’homme, et finalement la seule manière de mettre au jour en sécurité la nature du régime, c’était de travailler avec les criminels. Ils allaient se vanter, faire les fiers, on allait filmer et le spectateur verrait exactement ce qui nous effraie autant. En un sens, depuis le début les survivants et les défenseurs des droits de l’homme m’avaient confié une tâche d’importance historique et morale, qui ne consistait pas à produire un exposé de ce qui s’était passé quarante ans plus tôt, ou même de la corruption actuelle, pour ensuite le ramener aux Etats-Unis afin que mon pays fasse quelque chose. Pas du tout. Parce que la "vision" américaine pour l’Indonésie, c’est le génocide, la dictature militaire, le régime de gangsters qui permet aux compagnies US d’employer des truands qui brisent les grèves et empêchent les gens de revenir sur leurs terres. Il n’y avait donc pas d’espoir naïf que cela puisse déclencher une action internationale. Je me sentais investi d’une mission que les Indonésiens ne pouvaient pas accomplir eux-mêmes, parce que pour eux c’était trop dangereux, celle de tendre un sombre miroir aux criminels et au régime qu’ils ont construit afin que la véritable nature de cette horreur ne puisse plus être niée par les Indonésiens eux-mêmes. Le film est sorti là-bas, et ce doit être l’œuvre culturelle la plus discutée et appréciée de l’histoire de l’Indonésie moderne. C’est devenu un sujet de discussion au dîner à travers le pays. Il ne peut pas être projeté dans des cinémas traditionnels parce qu’il existe une censure politique : vous devez soumettre le film au comité de censure, qui l’interdirait probablement. Nous l’avons donc projeté à des journalistes, des intellectuels, des historiens, des réalisateurs, des artistes, des avocats des droits de l’homme, des groupes de survivants, des environnementalistes, à tous ceux qui ont de l’influence dans la société civile indonésienne, et ils ont tous aimé le film. Ces premiers spectateurs ont ensuite essaimé dans leurs communautés et organisé des projections, dans les 300 depuis décembre dernier.
"Regardez, le roi est nu !"
Je pense que The Act of Killing est arrivé en Indonésie comme le petit enfant dans Les Habits neufs de l’Empereur [le conte d’Andersen], qui dit « Regardez, le roi est nu ! » Tout le monde le savait mais était trop effrayé pour le dire. Maintenant que cela a été dit avec tant de force et par les criminels eux-mêmes, il n’y a plus de retour en arrière possible. On ne peut plus prétendre que ce n’est pas vrai. On me demande : « Avez-vous ressenti par moments l’envie de vous échapper, de rentrer chez vous, loin de tout ça ? » Comme je vous l’ai dit, notre chez-nous dépend précisément de ce genre de terreur. Pas seulement en Indonésie mais aussi en Chine, et dans d’autres parties du monde. Nous "externalisons" notre terreur dans ces lieux, de même que l’armée délègue les tueries à des gens comme Anwar et ses amis. Vous savez, la première fois que j’ai filmé un criminel qui me montrait comment il avait tué, il m’a emmené à un endroit au bord d’une rivière où lui et ses complices débarquaient des cars entiers de communistes avec l’aide de l’armée et leur coupaient la tête. Un endroit où les escadrons de la mort ont tué 10 500 personnes. Pendant qu’il me montrait cela, il a fait une pause, sorti un petit appareil et demandé à mon ingénieur du son de le prendre en photo avec ses compagnons des escadrons de la mort. Ils ont posé avec les pouces levés et les V de la victoire. C’était en février 2004, je suis ensuite rentré à Londres, et en avril de la même année des photographies de soldats américains stationnés en Irak en train de torturer des gens avec pouces levés et V de la victoire sont apparues dans les médias mondiaux… Je pense donc qu’il n’y a pas d’échappatoire. Le film est un portrait atroce de l’Indonésie, mais surtout un portrait atroce de l’humanité, et de la manière dont on emploie le storytelling pour échapper à ce que nous sommes réellement en train de faire. La question posée par les photographies d’Abou Ghraib est la même que celle posée par ces criminels se pavanant en Indonésie. Elle ne porte pas tant sur la violence que cela documente, que sur la chose suivante : « Qu’est-ce qui a bien pu se passer chez ces gens à Abou Ghraib pour qu’ils imaginent que ces photos seront un souvenir sympa à regarder dans vingt ans ? Que pensent-ils réellement, au moment où ils sont photographiés ? » C’est exactement la question qu’essaye d’aborder The Act of Killing.
Anwar détaille sa méthode d'exécution
Aujourd’hui, vous n’êtes plus le bienvenu en Indonésie, du moins en ce qui concerne les autorités ou les paramilitaires. Mais ces gangsters que vous avez filmés, vous accueilleraient-ils encore avec plaisir ?
Anwar aimerait bien que je lui rende visite. Adi lui a affirmé que le film ne serait pas à son avantage et a quitté le tournage. Lui et moi nous sommes battus dans une voiture, et cela a signé la fin de nos relations. Il a mis en garde Anwar, mais Anwar a continué, parce qu’il n’essaye pas d’être montré sous son meilleur jour. Il essaye de juguler sa propre douleur, de lui échapper, en remplaçant l’horreur qu’il a expérimentée dans ses cauchemars par ces sortes de mises en scène fictionnelles. Et ça ne marche jamais. Jouer ces scènes lui rappelle l’horreur, qui est toujours là. Le réel hantera toujours le symbolique. Anwar a vu le film achevé et a été très ému. Il craignait un peu que les associations de défense des droits de l’homme ne se mettent à le poursuivre, et je lui ai expliqué qu’ils avaient vu le film et ne le poursuivaient pas, qu’ils sont même presque reconnaissants qu’il ait été si honnête. Je lui ai dit : « Si tu voulais changer de camp tu le pourrais, je ne dis pas que tu dois le faire, je m’en fiche, mais tu pourrais. Cela te montre à quel point ils ne te pourchassent pas. »
"A la fin, quand Anwar s'étouffe, c'est affreux..."
Cette préoccupation mise à part, Anwar m’a dit qu’il était vraiment ému : « Ce film montre ce que c’est d’être moi, c’est un film honnête, le film que je pensais tourner, je vais lui rester loyal »... ce que je lui ai dit qu’il n’était pas obligé de faire, si des pressions le contraignaient à dénoncer le film. Mais nous sommes restés en contact depuis qu’il l’a vu, en novembre. Anwar compte pour moi, je ne sais pas si je l’apprécie mais j’ai de l’affection pour lui. Ce moment sur le toit à la fin du film, quand il s’étouffe, c’était affreux. J’avais envie de passer mon bras autour de ses épaules et de lui dire cette chose stupide qu’on dit en anglais : « It’s ok ». Cette pensée m’est venue et je me suis dit, « Mon Dieu, la raison pour laquelle il s’étouffe, c’est cette terreur qu’on doit ressentir quand on réalise que rien ne sera plus jamais "ok"... » Il réalise à la fin du film qu’il ne pourra jamais franchir l'abîme entre le lui fictionnel, le récit qu’il livre de ses actes, et l’horreur réelle et indicible qu’il a fait subir à des gens, et qui le hante.
Qu’en est-il de cette "suite" que vous voulez consacrer aux victimes ? Peut-on imaginer qu'Anwar Kongo y prenne part, du coup ?
Je l’ai tournée. Dès que j’ai commencé à travailler avec les criminels, vivant en quelque sorte dans leur ombre, je n’étais plus suspect, et j’ai pu retourner travailler avec les survivants, dans la mesure où je n'en parlais pas. [...] Anwar n’en fait pas partie. Il a changé, mais si un journaliste comme vous alliez l'interviewer… Al Jazeera a produit un documentaire sur le film, dans lequel un journaliste est justement parti l’interviewer. C’est un film de trente minutes sur The Act of Killing et son impact en Indonésie. Anwar y répète les mêmes choses qu’au début du film [lorsqu’il explique fièrement ce qu’il a fait], mais sans conviction, sans y croire vraiment.
La bande-annonce du film :
The Act of Killing - L'acte de tuer
Propos recueillis le 3 avril 2013 à Paris par Alexis Geng