© Bellissima Films
AlloCiné : Comment vous est venue l'idée de "César doit mourir" ?
Vittorio Taviani : L'idée est venue par hasard. Une de nos amies a insisté pour que nous allions voir un beau spectacle au théâtre. Nous étions d’accord et lorsque nous lui avons demandé où cela se passait, elle nous a répondu en prison. Nous avons cru à une blague mais nous y sommes quand même allés. Sur la petite scène, il y avait un des prisonniers, issu du quartier de haute sécurité, qui récitait un extrait de L'Enfer de Dante. Le passage était celui d'un des plus beaux chants d’amour écrits par Dante. D’un coup, il s’est arrêté, s’est tourné vers le public et a dit : "Bien sûr, vous, vous aimez ce chant d’amour et de désespoir mais il n’y a que nous [les prisonniers] qui pouvons comprendre ce qu’il veut dire parce que les amours que nous vivons avec nos femmes sont aussi des amours condamnées. Dans le chant, les deux amoureux sont en enfer et l’enfer, c’est ici." Il y avait une telle mélancolie et un tel désespoir dans sa voix que nous nous sommes regardés en se demandant "Faut-il pleurer ?". Quand nous sommes sortis de la prison, nous étions décidés à transmettre l'émotion que nous avions ressentie car pour nous, un film ne peut naître que s'il y a une forte émotion.
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Pourquoi avoir choisi d’adapter le "Jules César" de Shakespeare ?
Vittorio Taviani : Il y a trois raisons à ce choix. Parce que c'est une histoire italienne, parce que c'est une histoire romaine et parce qu'elle possède des répliques gravées dans l'imaginaire collectif.
Aviez-vous écrit un scénario ?
Paolo Taviani : Oui, nous avons écrit un scénario plutôt rigide pour ce projet, c’est-à-dire une structure adaptée sur la pièce de Shakespeare mais mélangé à des récits que les prisonniers nous avaient racontés. Au moment du tournage, quand nous sommes allés dans la prison, à cause des décors et des visages que nous y avons croisés, la structure rigide est devenue plus malléable et nous avons finalement tourné avec une grande liberté d’expression. Au final, c'est un film fait avec beaucoup de spontanéité, sans beaucoup de calcul avant.
L'intégralité du film a été tournée en prison ?
Paolo Taviani : Oui. Quand nous avons fait ce choix de mise en scène, nous avons compris que ce film allait prendre une vérité qu'il n'aurait jamais eue si nous n'avions filmé qu'une représentation sur scène. Surtout pour les détenus qui connaissaient ces lieux par cœur. Pour nous, c'était une émotion nouvelle de tourner de cette manière-là, dans des lieux où nous n'avions aucun repère.
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On sent que vous avez accordé un point important au travail sur la lumière...
Paolo Taviani : Durant le tournage, nous nous sommes aperçus que certains lieux manquaient. Le directeur de la prison a alors accepté de nous prêter la chapelle, qui est une grande pièce. On a tourné plusieurs moments du film dans cet endroit grâce au talent du directeur de la photo. Par exemple, à un moment, il y a une lumière qui pleut en direction de la caméra et ça, c’est grâce à son travail. Ou alors pour la scène de couronnement de César, il a mis un grand projecteur derrière une fenêtre, ce qui a fait que tout ce qui est autour est sombre. Cette scène est tournée en intérieur, comme de nombreuses autres, mais avec cette lumière qui est très forte, on pourrait presque se croire à l’extérieur, c’est comme une forme d’évasion.
Avez-vous été inspirés par d’autres films traitant du théâtre ?
Vittorio Taviani : Non, pas vraiment. Quand on a une longue carrière dans le cinéma, le cinéma rentre partout. Mais quand arrive le désir de faire un nouveau film, ça ne vient que de la stupeur et de la surprise qui nous saisit face à un nouveau sujet. Mais ce n'est qu’à la fin d'un film qu'on trouve les liens qu’il y a avec d’autres films que nous aimons comme ceux de Dreyer ou d'Eisenstein. Ce n'est jamais le projet de départ de rendre hommage ou de s’inspirer des autres.
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Vous avez travaillé avec des acteurs célèbres comme Marcello Mastroianni, Isabelle Huppert ou encore Charlotte Gainsbourg. Comment s’est déroulé le travail avec ces comédiens particuliers ?
Vittorio Taviani : On ne peut pas dire que nos acteurs détenus sont meilleurs que Marlon Brando mais on pense qu'ils apportent une note différente, une vérité de leurs existences, qui se reflète dans leur manière de jouer. Par exemple, il y a un moment dans le film où Brutus prend la parole et dit qu'il a tué César. On était touché parce que l'acteur était vraiment bon. Mais à certain moment, on voyait dans ses yeux que lorsqu'il évoquait l'assassinat, il revivait des moments de son passé où il a vu ou peut-être tué quelqu’un. Mais ce travail n’a pu se faire que grâce à celui du metteur en scène, Fabio Cavalli, qui a consacré sa vie à faire du théâtre en prison. Au casting, nous avons pu faire une sélection très riche avec beaucoup de possibilités.
Sous le masque de leurs personnages, on sent la violence et le passé de ces prisonniers. Avez-vous cherché à montrer ces éléments à l’écran ?
Vittorio Taviani : Ce qui est intéressant, c'est que dans la pièce, Brutus est présenté comme un homme d'honneur et que tous ces prisonniers qui viennent de la mafia se considèrent comme des "hommes d'honneur". Ils connaissent tous ces problèmes de meurtres, de droit et de conjuration parce qu'ils ont vécu ça par le passé. Ils se sont donc reflétés dans cette histoire de Jules César.
Paolo Taviani : Un jeune acteur italien nous a même dit : "Ils jouent si bien que je pense moi aussi tuer quelqu'un pour aller en prison et devenir aussi bons qu'eux !".
Votre vision des prisonniers et de l’endroit même de la prison a-t-elle changé après le tournage ?
Vittorio Taviani : Durant les premiers jours de tournage, alors que nous étions dans les couloirs de la prison, on voyait à travers les portes entrebâillées des hommes, vieux et jeunes, allongés avec le regard au plafond, en silence. On s'est donc dit "On ne doit pas les appeler des prisonniers mais plutôt des regardeurs de plafond !". Nous voulions leur donner la parole. C’est pour ça que nous avons mis cette phrase dans le film ainsi que tout ce qu'ils nous ont raconté, et que nous avons essayé d'y mêler la tragédie qu'ils vivaient et celle de Brutus et Jules César.
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Comment définiriez-vous le film ? Un documentaire ou une fiction ?
Paolo Taviani : Quand nous avons décidé de faire ce film, nous ne nous sommes pas posé la question de savoir si c'était un documentaire ou une fiction. Nous nous sommes simplement rappelé la grande émotion que nous avions eue en voyant ces prisonniers jouer.
Pourtant, le documentaire tient une place importante dans votre filmographie via des collaborations avec des cinéastes comme Roberto Rossellini ou Joris Ivens…
Paolo Taviani : Au début de notre carrière, nous avons effectivement fait beaucoup de documentaires mais c'était plus des désirs de films de fiction que de véritables documentaires. Joris Ivens est un homme avec qui nous avons travaillé il y a de nombreuses années avec beaucoup de joie et de plaisir. Nous avons fait avec lui un film en 3 parties L'Italie n’est pas un pays pauvre. Nous avons tourné la dernière partie et lui est resté à Rome pour le monter. On lui a envoyé ce qu'on avait tourné et il nous a répondu dans un télégramme en français : "C’est formidable mais c’est tout à fait un film joué". Et c’est lui qui nous a dit "Vous n'êtes pas des documentaristes, vous devriez faire des films de fiction".
Mike Leigh vous a décerné l'Ours d'Or à Berlin. On connaît son attachement au théâtre. Avez-vous eu l’occasion d'en parler avec lui ?
Paolo Taviani : Oui. A Berlin, on a appris qu'il avait commencé sa carrière au théâtre avec... Jules César. On s’est alors dit : "C’est fichu, des Italiens qui arrivent avec le même sujet, il ne va pas aimer le film". Bizarrement, nous avons eu beaucoup de succès auprès des membres du jury mais c’est surtout lui qui a été le plus enthousiaste. Il nous a même dit que dans l'Histoire de cinéma, il n’avait jamais vu une adaptation aussi proche de l’esprit de Shakespeare que la nôtre. Nous, on lui disait "Mais non, mais non" mais à l’intérieur, on pensait "Chouette, chouette !".
Propos recueillis par Nicolas Johary à Paris le 8 octobre 2012