Mardi 8 juin. Alors que le Festival International du film d'animation d'Annecy s'est ouvert la veille au soir, Shrek 4, il était une fin est le film événement de la journée. Une petite partie de l'équipe du film a fait le déplacement pour présenter au public les dernières aventures de l'ogre vert : Alain Chabat, le réalisateur Mike Mitchell; et surtout Jeffrey Katzenberg.
Cofondateur des studios Dreamworks aux côtés de Steven Spielberg et David Geffen, il est à la tête de Dreamworks Animation depuis sa création. Il faut dire que c'est un domaine qui lui est réservé : il a travaillé pendant dix ans chez Disney, dès 1984. C'est à lui que l'on doit les immenses succès que furent La Belle et la bête, Aladdin, Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Le Roi Lion...Figurant parmi les producteurs les plus en vue et les plus puissants d'Hollywood, Katzenberg, surnommé "Deus Ex Machina" au sein du studio, nous a accordé un entretien d'une vingtaine de minutes. Confortant au passage les propos de Tom Hanks, qui déclara que les rencontres avec Katzenberg, dont le temps est toujours compté, dépassaient rarement les 22 minutes...
AlloCiné : Un mot tout d'abord concernant "Shrek 4 : il était une fin". A ce jour (NDLR : mardi 8 juin, date de notre interview), le film a rapporté un peu plus de 251 millions de dollars à travers le monde. Êtes-vous satisfait de ce résultat ?
Jeffrey Katzenberg : Ah oui, vraiment ! Même si on a encore évidemment beaucoup de chemin à faire ! Shrek 4 sort bientôt sur les écrans en Europe, et doit encore sortir dans de nombreux pays dans le reste du monde. Mais nous avons de très grosses ambitions.
AlloCiné : vous avez déclaré il y a plusieurs années qu'à chaque fois que Dreamworks Animation sort un film, c'est comme "lancer et faire rouler un énorme dé". Pouvez vous expliquer pourquoi ?
Jeffrey Katzenberg : vous savez, faire tous ces films prend souvent quatre à cinq années de développement. Les sommes débloquées pour les faire sont vraiment colossales. Je pense que cette idée d'énorme pari en lançant le dé est de toute façon applicable à l'ensemble des longs métrages. On ne sait jamais à l'avance quel sera le résultat. L'expression était en fait une citation de William Goldman, méconnu du grand public (NDLR : Oscarisé pour les scénarios de Butch Cassidy et le Kid et Les Hommes du Président). Donc lorsqu'on s'apprête à sortir un film, c'est toujours un très grand moment de stress et de tension, et-ce quel que soit la confiance qui vous habites. Jusqu'à la sortie des films le vendredi soir, vous n'avez aucune garantie que votre film sera un succès. Vous espérez juste que le bouche à oreille fera son office durant le week-end. En attendant ça, vous êtes entre les mains du dieu du cinéma. Je vais même vous dire que nerveusement, ces moments là sont particulièrement épuisants pour moi.
AlloCiné : cette remarque prévaut-elle aussi pour la saga "Shrek" ? Etant donné qu'elle est quand même très appréciée, et que c'est une franchise solide qui a rapporté plus de 2 milliards de dollars.
Jeffrey Katzenberg : oui, elle s'applique aussi à la saga Shrek, mais de manière sensiblement différente. Les attentes du public sont dès le départ très hautes, si bien que la question n'est pas de savoir si le film fera correctement son office mais le fera suffisamment et largement. (Il sourit) Nuance...
AlloCiné : D'après vous, comment la saga des Shrek a-t-elle pu durer aussi longtemps ?
Jeffrey Katzenberg : Parce que je pense que le coeur de Shrek est une chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher. Même si c'est un ogre puant, je crois qu'il y a un peu de cet ogre en chacun de nous. En un sens, on partage tous un peu sa quête. Tous les êtres humains marchent, à un moment donné de leur vie, dans les mêmes pas et sur le même chemin que Shrek. C'est un personnage qui a dû apprendre à s'aimer dans le premier film; dans Shrek 2 il découvre et apprend à aimer l'autre. Dans le troisième, il doit prendre ses responsabilités à la fois au sein de sa famille mais aussi dans le royaume. Et dans Shrek 4, il apprend à méditer sur une bonne morale : ne pas tenir les choses pour acquises. Ca aussi c'est une leçon à laquelle nous devons réfléchir. En un sens, le monde animé nous tend un miroir : on retrouve un peu le cheminement de nos vies à travers cette saga.
AlloCiné : Vous avez déclaré une fois que "la saga Shrek nous définit en tant que société, au sens de ce qu'est un film d'animation Dreamworks, ce qu'il peut être et devrait être"...
Jeffrey Katzenberg : Effectivement, lorsque Shrek a atterri sur nos bancs de montage en 2001, je pense que ça vraiment été le Graal pour nous, au sens où il incarnait vraiment l'image de marque de Dreamworks Animation ; c'était intelligent, irrévérencieux, techniquement très abouti, drôle, subversif, des personnages très bien écrits, une super musique...On s'efforce depuis de réunir tous ces ingrédients dans nos films. La saga n'a pas seulement été intéressante pour nous d'un point de vue artistique, elle a aussi largement contribué au succès financier de la société. En ce sens, la saga Shrek nous laisse un héritage très important.
AlloCiné : Vous avez travaillé chez Disney et vous êtes à la tête de Dreamworks Animation. Comment est-ce que vous définiriez l'approche de votre société par rapport à celle de Disney sur la manière de faire les films ?
Jeffrey Katzenberg : J'ai passé dix années merveilleuses chez Disney, même si cela ne s'est pas très bien terminé (NDLR : Katzenberg a été remercié par la compagnie en 1994). Durant ces années, j'ai découvert dans les archives de Disney une note importante de Walt Disney en personne, qui disait ceci : "je fais des films pour les enfants, et pour les enfants qui sommeillent en chacun de nous". Franchement, on peut difficilement être plus clair. Ca, c'est l'Etoile du Nord de cette société, le but permanent à atteindre. Elle résume parfaitement les valeurs véhiculées par Disney, la raison d'être de la société. Pour Dreamworks Animation, je pense pouvoir dire avec un bon clin d'oeil et après plus de dix ans d'existence : "nous faisons des films pour les adultes, et pour les adultes qui existent en chaque enfant".
AlloCiné : Il paraît qu'avant de rejoindre les studios Walt Disney, vous n'aviez aucun intérêt ni attachement particulier pour les films d'animation. C'est vrai ?
Jeffrey Katzenberg : absolument. Je n'avais pas le moindre début d'expérience sur le sujet, pas plus qu'un intérêt majeur. Lorsque je me suis pointé le premier jour de mon travail chez eux, on m'a simplement dit : "voilà, c'est là que tu vas bosser. A toi de jouer pour remettre sur pied l'animation." C'était une période difficile pour Disney à cette époque.
AlloCiné : vous dites souvent que le premier volet de la saga "Shrek" a littéralement sauvé votre société. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ? Est-ce en raison de l'échec du "Prince d'Egypte" sorti en 1998 par exemple ?
Jeffrey Katzenberg : Je ne considère pas Le Prince d'Egypte comme un échec, c'était même plutôt un succès, tout comme Chicken Run. En revanche, nous avons essuyé trois échecs financiers au tournant des années 2000, avec Sinbad - la légende des sept mers, Spirit, l'étalon des plaines et La Route d'Eldorado. A ce moment là, le studio était au bord du précipice. Mais Shrek fut heureusement pour nous un énorme succès financier, et a contribué à redéfinir les bases de ce que pourrait être un film d'animation. Donc le film ne nous a pas seulement sauvé financièrement, mais il nous a aussi sauvé d'un point de vue artistique et créatif. C'est un cadeau qu'on s'efforce de préserver et qui nous aide à aller de l'avant.
AlloCiné : est-ce de plus en plus difficile de réaliser des films d'animation, alors que les budgets de productions gonflent de plus en plus et les risques financiers aussi ?
Jeffrey Katzenberg : Je n'en suis pas sûr. Nous essayons de fournir à chaque fois au public la meilleure expérience possible, qui repose sur une technologie très complexe, mobilise énormément de ressources. L'innovation doit être un moteur, et on doit se renouveler. Et cela coûte très très cher. On place toujours la barre assez haut, parce que c'est ce qu'attend le public.
AlloCiné : vous avez eu les honneurs d'une sélection cannoise avec "Shrek 2", en 2004. Les films d'animations sont plutôt rares au Festival de Cannes...
Jeffrey Katzenberg : c'était effectivement un moment très fort, un grand signe de reconnaissance envoyé à l'animation et pour notre société, car c'était le premier film d'animation en compétition officielle depuis plus de 50 ans. Heureusement, le film d'animation n'est plus considéré comme une niche, marginalisé par le cinéma "Mainstream". C'est même devenu l'un des genres les plus puissants du cinéma sur le plan créatif, et d'un point de vue du succès public.
AlloCiné : Pensez-vous que le cinéma d'animation est toujours sur le point d'un changement majeur à venir, ou bien avons-nous déjà franchi ce cap ?
Jeffrey Katzenberg : nous avons déjà embrassé ce changement avec la 3D, et les films d'animations sont Leaders dans ce domaine. Aujourd'hui, on voit des résultats franchement fantastiques, et le public répond présent, et en masse. Pour nous, le tournant s'est opéré avec Monstres contre Aliens. En même temps, c'est normal parce que c'est le premier film qui a été pensé et conçu chez nous dès le départ pour une exploitation 3D.
AlloCiné : il y a toujours un débat autour de la 3D, qui consiste à se demander si celle-ci doit être considérée comme une évolution, ou bien une révolution. Quel est votre sentiment ?
Jeffrey Katzenberg : on joue beaucoup sur les mots. J'avoue que je ne vois pas très bien la différence entre une évolution et une révolution. Pour ma part, je considère que la 3D est révolutionnaire, au même titre que l'introduction du son ou de la couleur au cinéma ! Parce que ce sont des outils et des techniques qui affectent profondément toutes les histoires et la manière de les raconter. Donc pas seulement les films d'animation.
AlloCiné : Disney avait annoncé stopper définitivement la 2D, avant de revenir sur sa décision sous l'impulsion de John Lasseter avec "La princesse et la grenouille". Est-ce que les films d'animation en 2D vous intéressent encore chez Dreamworks ?
Jeffrey Katzenberg : Pour moi, c'est juste une histoire de technique. Quelle est la bonne technique à employer pour raconter l'histoire ? On ne part pas de la technique pour aller chercher l'histoire, on fait le chemin inverse. Pour Kung Fu Panda, il y a tout un passage que nous avons fait en 2D, avec les dessins à la main. Donc de la même manière que l'usage de la 2D était vraiment original dans ce film, nous restons tout à fait ouvert sur d'autres types d'expériences similaires. Chez nous, on ne s'installe pas dans un fauteuil en nous disant "Ok, on a besoin de faire un film en 2D, donc il faut trouver une histoire". Encore une fois, et j'insiste là-dessus : c'est l'histoire qui doit conduire la technique, jamais l'inverse.
AlloCiné : que pensez-vous de l'usage de la 3D au sein des foyers, avec le développement des écrans, des lecteurs Blu-ray compatibles...
Jeffrey Katzenberg : il y a de plus en plus d'écrans très convaincants qui proposent de la 3D chez soi. On a d'ailleurs travaillé à un partenariat avec le fabriquant Samsung. Je pense que ces écrans seront dans un premier temps et largement employés pour diffuser avant tout des retransmissions sportives et les jeux vidéo bien sûr. Les films sont encore loin d'être une locomotive pour ces écrans, et représente une toute petite part pour le moment.
AlloCiné : finalement, lorsque vous regardez le parcours accompli par Dreamworks Animation depuis sa création, quelle est la chose dont vous êtes le plus fier aujourd'hui ?
Jeffrey Katzenberg : Ah ! (il réfléchit) Je crois que c'était l'an dernier en fait. Chaque année, le prestigieux magazine américain Fortune Magazine dresse une liste des 100 meilleures sociétés où il est agréable de travailler, aux Etats-Unis. Dreamworks Animation était au 6e rang. Et c'est d'autant plus gratifiant que ce sont les employés qui décident cela, et non les cadres dirigeants des sociétés ! Ca, c'est quelque chose dont je suis très fier. Parce que cela signifie que chaque jour, j'ai 2000 personnes qui viennent à leur travail et qui sont heureuses de le faire, qui aiment le cadre où elles travaillent, qui savent que l'on valorise leur travail. Tant que ce sentiment perdurera en eux, ils feront tous de grandes choses. Garder ces personnes passionnées par ce qu'elles font signifie que le public aimera en retour leur travail.
Propos recueillis par Olivier Pallaruelo