AlloCiné : Si on retrouve votre style dans le court-métrage "Sida", vous adoptez une mise en scène très sobre. Est-ce un parti pris que vous avez adopté sur le tournage ou aviez-vous en tête une idée plus complexe en amont ?
Gaspar Noé : Non. En fait, dès que vous arrivez et que vous rencontrez ces gens malades, qui ne sont plus capables d'affronter les problèmes quotidiens et que vous ne savez même pas comment vraiment les aider, leur douleur inspire le respect. Même eux, jusqu'au bout, essayent de paraître humbles, ils ont une sorte de culte de la dignité au Burkina Faso : ils font toujours l'effort d'être bien habillés et ils ne se plaignent jamais de rien. Ils ne veulent pas de votre pitié et demandent avant tout le respect. En tant que réalisateur, on réagit à la réalité, et là-bas la réalité est tellement dure qu'on n'a pas envie de surenchérir. On est obligé d'aller dans le sens contraire. Comme j'avais peu de matériel, je me suis dit qu'il fallait que tout soit concentré sur lui, son visage, et ce qu'il pouvait dire en 17 minutes. Pas besoin de plans complexes pour ça, il suffisait que tout soit filmé en plans fixes : la réalité est tellement paralysante, avec cet homme aussi "paralysé" à l'hôpital. Après, pour rendre compte du malaise, on pouvait utiliser certaines nappes de son comme des battements de coeur, mais le plus important était de donner un temps de parole à cet homme, Dieudonné Ilboudo. C'était peut-être sa dernière occasion de s'exprimer, et d'ailleurs il est mort trois ou quatre mois après le tournage.
Dans le film, Dieudonné Ilboudo ne fait que sortir de l'hopital et s'arrête devant une porte. Etait-ce justement pour vous un moyen d'illustrer la paralysie de cet homme, comme vous dites ?
La porte que vous voyez dans le film est en fait celle de la morgue, où tous les soirs ils entreposaient des cadavres. Et je trouvais l'éclairage intéressant : on ne voyait plus que cette porte sombre, faiblement éclairée par un néon et qui ne donnait plus sur rien. Quelque part, c'est là qu'on l'emmènerait un jour, donc je lui ai demandé si ça le dérangeait de s'avancer jusque là. Il m'a dit qu'il y avait pas de problème, qu'il le ferait simplement. De manière générale, il était très content de faire ce tournage, il était même payé pour ça, et je pense qu'il voyait là une occasion de faire une sorte de confession testamentaire.
Avez-vous monté le court-métrage avant ou après la nouvelle de sa mort ? Votre regard a-t-il été influencé dans la construction du film ?
Oui, forcément le montage en ressort plus dramatique : on voit cet homme qui a une vie, une dignité, quatre enfants et on se dit que tout ce qui reste à la fin, ce sont ces enfants, son timbre de voix, sa pensée et ce visage qu'on voit dans le film. C'était ce que je voulais faire : un film synthétique et le plus proche de sa personne. Cet homme était comme transparent, il s'est complètement livré à la caméra : comme il dit, il travaillait dans la forêt, puis le soir il rencontrait des femmes dans des bars et... un homme est un homme, et quand il rentrait chez lui, il contaminait sûrement aussi sa femme après avoir couché avec une femme du village... et ça il ne le cache pas ! Les personnes contaminées qu'on a filmées au Burkina Faso étaient essentiellements des hommes, hétérosexuels et pères de famille, et lui plus que les autres reconnaissait ce qui s'était sûrement passé. Les autres pensaient juste qu'ils avaient dû attrraper la maladie par voie sanguine, en se coupant avec des lames de rasoirs ou en ramassant des accidentés de la route. En France, quand on pense Sida, on pense forcément homosexuel, toxicomane, et on dit même que les filles l'attrapent plus facilement... mais ce film montre justement que tout le monde peut être touché.
Dans vos autres films, vous avez toujours une sorte de regard omniscient sur vos personnages, avec notamment ces plans en plongée. Quel regard portez-vous sur cet homme, notamment dans sa relation avec un Dieu qui finalement ne le sauve pas ?
En ce qui me concerne, je n'ai pas eu d'éducation religieuse, donc j'ai du mal à y adhérer, mais je veux bien comprendre que pour un homme qui n'a pas de suivi médical et qui ne peut pas se confier, Dieu est une sorte d'ami virtuel à qui on peut confier sa souffrance. Dans la douleur de la mort et dans un monde où il ne peut plus assurer sa mission de père auprès de ces enfants, la présence de Dieu adoucit ses souffrances. Quand les choses vont très mal pour quelqu'un, le concept de Dieu aide à surmonter le quotidien. Le concept dont je parle ici n'est pas celui qui déclenche les guerres de religion comme on peut le voir, mais plutôt celui d'un espoir en une force supérieure qui peut nous sortir d'un malheur profond.
Comment s'est passée la relation entre Dieudonné Ilboudo et la caméra ?
Très vite, en fait, car je l'ai rencontré la veille du tournage. Il fallait tourner très très vite. A l'arrivée, le film fait 17 minutes, mais en tout on a tourné une heure et demie. Le travail avec lui a duré au total trois heures. On ne pouvait pas rester très longtemps : la nuit tombait, les autres malades ne voulaient pas être filmés et le médecin-chef n'appréciait pas trop qu'on soit là. C'est toujours le même problème : quand un blanc vient filmer le malheur des gens, et même s'il est envoyé par les Nations Unies pour participer à des actions humanitaires, il y a comme un malaise. C'est tout le problème des rapports entre l'Afrique et l'Occident qui ressort à ce moment-là. Comme le montre Le Cauchemar de Darwin, nos rapports sont basés finalement sur le pillage... Par contre lui n'a pas posé de problèmes : même s'il n'avait pas été payé, je pense qu'il aurait fait la même chose. Dieudonné l'a vraiment pris comme une sorte de travail : ça l'a mis de bonne humeur et ça lui permettait de donner un peu d'argent à sa famille. Il a vraiment été très intelligent dans la façon de se présenter, et de ne rien cacher. Quelque part, je pense qu'il se savait déjà perdu au niveau de sa santé.
Etait-ce la première fois que vous alliez dans ce pays, le Burkina Faso ?
Oui, c'était la première fois que j'allais en Afrique Noire et c'est vraiment un pays très impressionnant... Je pense que cela fait partie d'un des chocs de ma vie. En fait, on ne ressent pas tellement la violence des guerres civiles comme on peut voir au Congo ou au Rwanda... Par contre, ça paut paraître sadique mais, voir l'épidémie du sida de près, dans des hôpitaux et dans des endroits où les gens ont à peine de quoi manger, ça en devient... "vivifiant". Tous les petits problèmes narcissiques que les Occidentaux peuvent avoir paraissent tellement dérisoires après ça... Là-bas, tout est une question de vie ou de mort, on ne sait jamais si on va pouvoir sauver sa femme et ses enfants car la maladie, la pauvreté et la peur de ne pas pouvoir manger est toujours omniprésente.
Propos recueillis par Damien Virgitti le 29 novembre 2006 à Paris
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