L'arrangeur des musiques de Moulin Rouge, l'hallucinante love-story baroque de Baz Luhrmann, c'est lui. L'Ecossais Craig Armstrong, auteur-compositeur à la renommée mondiale, déploie son talent sur tous les fronts : aux côtés d'artistes de renom (arrangeur de Madonna et Massive Attack), dans le milieu classique, pour la télévision (le dernier spot publicitaire Chanel, avec Nicole Kidman), pour le septième art (BO de Moulin Rouge, Romeo + Juliette, Ray), ou tout simplement en mode solitaire. C'est d'ailleurs à l'occasion de la promotion de son troisième album solo, Piano Works (Sanctuary), que Craig Armstrong était à Paris en ce mois de janvier. L'occasion pour AlloCiné d'interroger ce musicien atypique sur son rapport particulier avec le cinéma. Rencontre...
AlloCiné : Votre nouvel album, "Piano works", est principalement basé sur le piano. Il regroupe nouvelles compositions et adaptations de thèmes que vous avez créés pour le septième art. Comment vous est venue l'idée de ce concept ?
Craig Armstrong : Le piano est la base de tout mon travail. Je compose d'abord avec cet instrument, chez moi ou en studio, pour des albums solo ou des BO. Jusque tard dans la nuit, j'aime me plonger dans le piano, qui possède des sonorités magnifiques, très pures. Il y a quelques mois, j'ai fait un concert, seul au piano, au théâtre des Champs-Elysées, à Paris, et le public était tellement enthousiaste de voir mes compositions dénudées de la sorte, que j'ai eu envie de faire un album uniquement basé sur cet instrument. Et puis ça avait aussi l'avantage de coûter beaucoup moins cher, moins cher qu'un grand orchestre pour arranger les musiques de Moulin Rouge, par exemple ! L'idée d'origine était d'adapter au piano toutes mes principales musiques de film, mais ça m'a semblé ennuyeux sur toute la durée d'un album, alors j'ai décidé de mélanger compositions originales et adaptation de précédents travaux. C'est un album plus pointu, plus spécialisé que mes précédents albums.
Comment s'est déroulé l'enregistrement d'un tel album ?
J'ai eu beaucoup de chance pour l'enregistrement de cet album. J'étais à la recherche d'un piano qui puisse hanter le disque, et mon ami Luc Besson, qui avait produit Le Baiser mortel du dragon, dont j'avais composé la musique, m'a dit qu'un piano très rare appartenait à la Salle Pleyel. Il m'a orienté vers ce modèle unique de Grand piano - le seul de ce type datant d'après la Seconde guerre mondiale - et j'ai eu la chance de pouvoir y jouer dans l'enceinte-même de la Salle Pleyel. Tout était propice à une atmosphère particulière. Sans doute est-ce le fait d'avoir joué et composé dans un tel environnement et avec un tel instrument qui donne à l'album cette sensation de rêve...
En marge de vos activités solo, vous êtes particulièrement connu pour votre travail dans le cinéma...
C'est cette facette de mon travail qui me rend le plus populaire, c'est vrai. Peu de personnes connaissent mes albums solo. Et peu de personnes savent que je collabore également beaucoup avec des orchestres classiques. Parfois, je m'interroge : "Devrais-je privilégier ceci ? Ou cela ?" Mais tout me passionne. Côté cinéma, je viens de composer la musique originale de Ray, le film qui revient sur la vie de Ray Charles et un best-of de mes musiques de film est en préparation.
Baz Luhrmann, pour qui vous avez arrangé les musiques "Moulin Rouge", dit de vos compositions originales qu'elles évoquent des histoires et sont des bandes originales de films qui n'existent pas encore. Etes-vous conscient que votre musique possède quelque chose de vraiment cinématographique ?
Je ne sais pas... En tout cas, je ne visualise jamais d'images lorsque je compose. Beaucoup de personnes me disent voir des images, ou même carrément des films, lorsqu'ils ferment les yeux et écoutent ma musique, mais de mon côté, je ne compose pas du tout en visualisant quoi que ce soit ! (rires) J'aimerais en voir des images, mais je n'en vois pas, je compose juste à l'émotion, ça sort comme ça, je ne peux pas l'expliquer ! (rires) Je sais que ma musique fonctionne bien avec des images, mon travail avec Baz Luhrmann en est la preuve. Ca a encore très bien marché sur le spot Chanel qu'il a réalisé, avec Nicole Kidman en vedette, et dont j'ai signé la musique.
Justement, votre collaboration avec Baz Luhrmann a accouché de "Roméo + Juliette" et surtout de "Moulin Rouge", qui est l'un de vos travaux les plus impressionnants...
Travailler sur Moulin Rouge, c'était comme m'ôter une partie de ma vie. Durant deux ans, j'étais en Australie, immergé dans le projet, en apnée, complètement sur une autre planète, pour une expérience hors-du-commun. Il y avait deux choses : les chansons du film, et la composition originale. Les chansons venaient en premier, car elles étaient filmées. Ensuite, je les orchestrais en me basant sur les conseils de Baz. C'était un challenge inouï, car c'est un perfectionniste : pour une chanson, il imaginait une quinzaine de nouvelles versions toutes aussi différentes les unes des autres et il fallait que je fasse le tri dans ses idées ! C'était un vrai challenge de travailler, malaxer ces chansons connues de tous pour en faire quelque chose de tout à fait nouveau. C'était une immense somme de travail, j'essayais de ne jamais regarder le sommet de la montagne, sinon c'était la panique assurée !
Le cinéma a marqué votre carrière. De cette expérience, que retenez-vous ?
Beaucoup de plaisir. Il y a eu plein de choses amusantes, mais ma collaboration avec Baz Luhrmann m'a apporté les meilleurs moments. C'est quelqu'un de très intéressant à côtoyer, très professionnel, mais également très enthousiaste et doté d'une joie de vivre et d'un humour communicatif. Surtout, c'est un perfectionniste quasi-maladif. Je me souviens d'une anecdote qui résume parfaitement le personnage. Nous étions ensemble à la première de Romeo + Juliette, il n'avait pas arrêté de changer des choses dans le film, sans arrêt, sans arrêt ! C'était à Los Angeles, nous nous asseyons, la séance débute et à un moment donné, Baz se penche vers moi et me dit, le plus sérieux du monde : Il faudrait peut-être couper la scène ici, tu ne penses pas ?" J'hallucinais ! Je lui réponds : "Mais Baz, c'est fini, le film est fini, on le regarde dans une salle de cinéma !" Je vous jure que dans ses yeux, il n'avait pas fini le film et qu'il pensait pouvoir encore le retoucher ! Pour lui, il est clair qu'un film n'est jamais tout à fait terminé...
Propos recueillis par Clément Cuyer le 12 janvier 2005