Il était une fois en Antarctique... Un continent balayé par des vents glacials, des températures extrêmes, des terres inhospitalières. C'est l'histoire d'une vie, d'une survie, celle des manchots empereurs, le dernier élément de vie de la planète sur ces terres désolées. Défi technique et humain, aventure filmée à hauteur d'homme (et de manchots), La Marche de l'empereur est le premier long-métrage du réalisateur et aventurier Luc Jacquet. Rencontre avec un homme volubile et passionné.
AlloCiné : Vous dites que l'aventure humaine et physique de "La Marche de l'empereur" a débuté par une petite annonce...
Luc Jacquet : (rires) C'est un coup de chance ! L'aventure a commencé à la lecture d'un panneau à la fac, il y a douze ans. Je terminais une maîtrise de biologie animale à Lyon. Et je vois une annonce : "recherche biologiste pour campagne de terrain dans les latitudes australes". Je ne rêvais pas d'Antarctique, mais de voyages et d'animaux. Le second coup du destin, c'est le téléphone qui sonne chez moi un jour: "Bonjour ! Je suis Hans Ulrich Schlumpf. Je suis réalisateur de films de fiction suisse. J'ai appris que vous partiez hiverner. Est-ce que vous voudriez faire des images ?". Je lui ai répondu que je n'avais jamais fait d'images de ma vie, mais s'il me formait, il n'y aurait pas de problème. Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à Zurich, en train d'être formé en 35 mm, à filmer des manchots en carton sur les glaciers des Alpes, pour apprendre le métier de cinéaste. Après ce séjour en Antarctique, j'ai continué sur ma lancée d'études scientifiques. Schlumpf a été très content de mes images, et m'a alors dit que j'avais "un oeil", et que je devais continuer. Je n'ai pas vraiment prêté attention à ses propos sur le moment, mais l'idée a germé. Et je me suis lancé.
Quelles sont les contraintes techniques et physiques que l'on rencontre pendant un tel tournage ?
J'avais la chance de bien connaître le milieu. Donc je savais qu'il nous fallait du matériel rustique, pas à la pointe de l'électronique, mais des choses qui soient costauds, réparables et transportables, parce qu'on porte tout à dos d'hommes là-bas. On a donc fait préparer les caméras au grand froid. On prend du matériel solide, parce qu'on sait qu'il va souffrir et qu'on va se faire malmener par les conditions climatiques. Ensuite, au niveau physique, il faut être capable de partir tous les matins avec un équipement qui peut peser jusqu'à 60 kg, et tiré dans de la poudreuse qui vous monte jusqu'aux genoux. Il faut avoir le goût de l'aventure et du défi, de l'affrontement avec l'Antarctique : le froid est quasi-permanent, c'est le vent qui vous juge et qui ne vous facilite pas la tâche.
Vous suiviez en permanence la colonie de manchot ? On voit notamment dans le film de grandes migrations de manchots, qui marchent des kilomètres pour aller trouver de la nourriture...
On a une très grande chance en Terre Adélie : on a la base française Dumont d'Urville qui se trouve à 800 m de la colonie de manchots empereur. C'est le seul moyen que l'on a pour les filmer. S'il fallait monter une expédition pour laisser une équipe en autonomie là-bas, c'est-à-dire lui donner un an de nourriture et de combustible, ce serait ingérable si l'on se place dans une logique de rentabilité; autrement dit avec des images exploitables. C'est sans doute le seul endroit au monde où l'on peut faire relativement facilement des images du manchot empereur, sur les quarante autres colonies que compte l'Antarctique. On avait tout un staff technique et logistique autour de nous pour nous aider. Sans lui, on aurait rien pu faire. Pour les grandes migrations, c'est du cinéma ! Il faut savoir que nous étions à pied. En Antarctique, vous avez une marge de manoeuvre limité: le rayon d'action d'un homme chargé est de 10 km, en comptant l'aller-retour, plus une marge de sécurité. Au-delà, c'est Terra Incognita ! Il fallait donc suggérer les avancées des manchots sur la banquise.
Avez-vous rencontré des incidents lors du tournage ?
Oui, les deux caméramans se sont fait prendre dans un blizzard au début du mois de septembre, et il ont failli y laisser leur peau. Il a fallu que la base envoie une caravane de secours, et on les a retrouvé uniquement parce qu'il avaient des GPS. La visibilité était nulle. Ils ont mis 6 h pour faire trois kilomètres ! C'est monstrueux ! Lorsque l'on est dans ces situations que l'on appelle le White Out, c'est-à-dire lorsque la neige est en suspension dans l'atmosphère, vous ne voyez pas votre main devant vous. On se perd donc très vite. Ils s'en sont tirés à relativement bon compte, avec quelques gelures superficielles. Mais l'addition peut très vite devenir lourde à payer, avec des amputations.
Vous évoquez aussi une forme de "code de bonne conduite" que vous avez adopté avec votre équipe à l'égard des manchots, pour pour pouvoir filmer en toute quiétude. En quoi consistait-il ?
En fait, j'ai une méthode de travail qui consiste à saisir les comportements et à ne pas les mettre en scène. La mise en scène, c'est au montage, à l'écriture. Il s'agissait d'être le plus transparent possible sur le tournage. Les manchots empereurs vous laisse approcher à une certaine distance, et ce sont eux qui fixent la distance, qui n'est d'ailleurs pas toujours la même. Nous ne voulions pas les perturber. Outre l'aspect déontologique, on a une vrai responsabilité par rapport à eux. On a eu des situations où ils s'approchaient. Certains essayaient de nous séduire, parce qu'il y a des individus célibataires qui cherchaient deséspéremment à former un couple, et tentaient leur chance avec vous ! (rires) On avait donc des manchots qui venaient sous la caméra. Je suis donc allé leur demander poliment de s'écarter de la caméra pour qu'on puisse filmer leurs copains (sourire). En revanche, le risque se trouve au niveau de la colonie, car il peut y avoir des mouvements de foule colossaux. On a des récits d'aventuriers qui arrivaient au début avec leurs chiens de traîneaux, qui se glissaient dans la colonie. C'était une catastrophe absolue : la moitié des oeufs étaient perdus sur l'intervention d'un chien.
A travers la vie de couple du manchot empereur, faite de ténacité, de solidarité, de séparations et de retrouvailles, peut-on y voir un écho au couple humain ?
Je dirais plutôt que c'est le hasard de la vie. C'est le hasard de la vie qu'ils se mettent en couple, qu'ils soient obligés de se serrer les uns contre les autres en hiver pour se tenir chaud, parce qu'ils n'ont pas le choix. Le film a été fait par un être humain (rires), donc selon ce qui m'a ému au niveau de ma propre sensibilité. Je ne cherchais pas à être un observateur froid. Il y a simplement des jours où, lorsque vous êtes seuls sur la banquise et que vous voyez des manchots qui se prennent par le bec, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser qu'il sont en train de s'embrasser. Ma formation scientifique m'interdit de penser cela. Mais le fait est qu'il y a des choses sur la banquise extrêmement émouvantes. C'est dans ce sens que j'ai fait ce film, que j'ai voulu incarné au niveau de l'émotion. Mais ça s'arrête-là. Après, chacun y verra ce qu'il veut.
Lorsque vous évoquez ces moments émouvants, songez-vous à cette superbe scène de parade amoureuse ?
Ca, c'est sublime ! Je l'ai montée comme ça, et je vous assure que pour avoir vu les rushs, j'oserais dire qu'il y avait presque un érotisme dans les images que je ne me suis pas permi de montrer à l'écran ! (rires) Mais c'en était là, au niveau de la douceur, de la tendresse. Encore une fois, il faut imaginer dans quel environnement ça se passe: c'est terrifiant, avec des blizzards hallucinants, des températures de - 30°C, au milieu de nulle part, et ils sont là à roucouler... Je trouve que c'est très fort et très beau.
La conférence de l'ONU sur le réchauffement du climat s'est achevée à Buenos Aires, sur un échec. On a par ailleurs connu en 2004, une fois de plus, des événements extrêmes: ouragans aux caraïbes, une dizaine de typhons au Japon, sans compter la fonte progressive de la calotte glacière. Quel est votre sentiment sur cette augmentation presque exponentielle de tels phénomènes climatiques ?
(silence) Malheureusement, le phénomène du réchauffement climatique est complexe. S'il était simple, je crois que les gens seraient beaucoup plus mobilisés. On voit tous qu'il y a une tendance, que quelque chose se dessine. Mais pour l'instant on ne fait rien, et moi le premier, et je trouve ça très inquiétant. En tant que scientifique, on a tous les moyens d'expertises pour dire ce qu'il faut faire et ne pas faire, et on ne fait toujours rien. J'espère, à mon petit niveau et sans aucune ambition, qu'à travers l'émotion que je pourrais véhiculer avec La Marche de l'empereur, les gens se diront que c'est beau, c'est important, et que ça vaut la peine d'être protégé. Par rapport à un discours sur la protection de la nature, qui a été usé à toutes les sauces et galvaudé, les gens l'ont tellement entendu que le message ne passe plus. Quand on filme les animaux, on filme de plus en plus dans les marges, dans les réserves, et c'est très inquiétant. L'Antarctique nous offre encore un champ d'aventures important, mais au niveau de la planète, c'est de plus en plus rare. Je ne sais pas ce que mes enfants trouveront.
Jean Cocteau disait que "le cinéma est une encre de lumière". Avez-vous justement cherché à éclairer ou sensibiliser les spectateurs sur le fragile équilibre entre la nature et l'Homme ?
C'est une très belle phrase. Mais je n'arrive pas avec ce film avec un message. Les gens comprendront, ou pas. Pour moi, ça part d'une émotion esthétique, d'une empathie incroyable avec cet animal qui nous écrit tous les jours une tragédie, au sens théâtral du terme. Ca part aussi de cette envie de témoigner, et j'espère que nos enfants ou petits enfants pourront le voir. On prend date : en 2004, on a pu faire un film comme cela. J'espère qu'en 2040 il pourra en être encore de même. En tout cas ce serait bon signe.
Propos recueillis par Olivier Pallaruelo le 14 décembre 2004