AlloCiné : Ce sujet, le djihadisme et son pouvoir d'endoctrinement, n’est pas anodin pour un tout premier film. Comment cela a commencé pour vous ?
Mareike Engelhardt, la réalisatrice : Pour un premier film, je pense que c'est très important que le sujet soit extrêmement personnel. Je suis tombée dessus à travers un article dans les journaux qui parlait d'un couple qui planifiait de faire exploser la tour Eiffel avant de se marier pour accéder directement au paradis, donc au nom de Daesh. Je trouvais cet article extrêmement glaçant parce qu'il démontrait bien comment Daesh se servait des émotions des jeunes, des envies, des désirs qu'on a tous, pour les mettre au service d'une idéologie meurtrière. Quelques années plus tard, j'ai compris qu'il y avait un lien avec mon histoire personnelle.
Dans ma famille, il y a avait des gens pro-Hitler. C’est un héritage lourd à porter. Je suis, je pense, la première génération qui peut un en parler et faire un travail là-dessus. Mes parents, c'est encore trop proche. Je sens une responsabilité de m'attaquer à ce sujet qui revient sous un autre nom, sous une autre forme, sous une autre religion et idéologie. Dans le fond, tout se ressemble, même les modes d'embrigadement et de manipulation psychologique.
Faire ce film vous a-t-il aidé face à ce traumatisme générationnel ?
Oui, je pense beaucoup. Un premier film c'est comme un accouchement. On s'y investit autant en termes de temps et d'émotions. C'est peut-être une question qui vient un peu tôt, parce que là c'est notre premier festival [le festival film francophone d’Angoulême, où le film a été présenté en avant-première, ndlr], donc c'est la première fois que je reçois des retours, que je reçois vraiment beaucoup d'amour, de gens bouleversés qui m'arrêtent dans la rue, qui me parlent du film, et c'est seulement maintenant que je me rends compte comment les gens le regardent, et j'avais très peur que ça soit trop dur, que je sois allée trop loin. Finalement, j'ai l'impression que non, il y a un lien entre le film et le public, il se fait très clairement.
Quelles recherches ou enquêtes avez vous réalisées pour écrire Rabia ?
J'ai essayé de trouver des informations absolument partout où je pouvais, donc j'ai évidemment tout lu. Et j'ai assez rapidement rencontré Céline Martelet et Édith Bouvier qui venaient de sortir leur livre Un Parfum de Djihad que je recommande, sur le djihad féminin. Je me suis rendu compte qu'elles pointaient un vrai souci : les hommes étaient toujours les combattants et les femmes des victimes, un peu trop bêtes pour comprendre dans quoi elles s'engageaient.
Ce n'était pas de leur faute, elles étaient juste amoureuses, donc il y avait une image de la femme faible, un peu conne, simpliste, qui moi me dérangeait parce qu'en parlant avec ces filles, que j’ai finalement rencontrées, je me rendais compte qu'elles savaient ce qu'elles faisaient, où elles allaient, pour la plupart d'entre elles. C’est aussi ce que racontent les esclaves yézidies : très souvent les femmes combattantes étaient pires que les hommes combattants. Les combattants les violaient mais les femmes étaient des monstres.
On fait aussi des films pour essayer de changer le monde dans lequel on vit.
Réaliser un tel film représente-t-il un risque pour vous ?
C'est ce qu'on m'a dit au tout début de l'écriture. Une amie journaliste m'a dit que j’étais folle. “Si tu aimes tes enfants, arrête de parler de ça.” Ça m'a fait très peur et j'étais à deux doigts d'arrêter. Et puis je me suis dit : “Je fais un premier film une fois dans ma vie.” J'ai encore la naïveté de m'attaquer à un énorme sujet comme ça. C'est hyper important pour moi. Et si je dois me battre pendant des années pour quelque chose, il faut que ça me dépasse. Parce qu'on fait aussi des films pour essayer de changer le monde dans lequel on vit. Pour moi, c'était important de contribuer à ça.
Un long plan en voiture sur des rues désertes et dévastées est visible dans le film. Est-il authentique ?
Oui, c'est une image qu'un journaliste a eu la gentillesse de nous donner. Il était sur Rafah exactement au moment où se passe le film. C'est des images qui ont été tournées dans Rafah en juin 2017. Il a traversé la ville en filmant et on a réussi à intégrer ces images-là. Pour nous, c'était important qu'on reconnaisse que ce soient des vraies images.
Pourquoi est-il important, selon vous, qu'un jeune public voit Rabia ?
Les jeunes sont les plus vulnérables. C'est un âge où on a besoin de savoir pourquoi on est sur cette Terre, quel est le sens de notre existence, qu'est-ce qu'on veut devenir, qui on est. Et si quelqu'un d’extrêmement convaincant arrive avec un système où tout est pré-pensé, qu’il t'inclut dans ce qui ressemble à une grande famille, c'est hyper agréable et rassurant. Pour des jeunes qui grandissent dans des familles avec un manque affectif énorme, qui sont traumatisés par mille choses qui peuvent leur arriver, d'abus sexuels, de peur, il y en a plein qui sont en grande souffrance, et ce sont des victimes très faciles pour ce genre d'organisme. Pour moi, l'art, c'est aussi le rôle qu'on a à jouer, c’est de donner matière à une réflexion.
Propos recueillis par Thomas Desroches, à Angoulême, en août 2024.
Rabia de Mareike Engelhardt est à découvrir au cinéma.