Le 31 juillet 2023, alors qu'elle venait tout juste de terminer le tournage de Ma vie ma gueule, Sophie Fillières était emportée par la maladie à l'âge de 58 ans. Ce long métrage posthume, le septième de la cinéaste et scénariste, sort au cinéma ce 18 septembre après avoir fait l'ouverture de la Quinzaine des Cinéastes 2024 en mai dernier, dont le Délégué général Julien Rejl évoquait depuis la scène du Théâtre Croisette "le dernier et superbe film d'une grande cinéaste".
Avant la projection cannoise, sa fille Agathe Bonitzer s'exprimait ainsi, avec pudeur et émotion : "Je vais faire un truc que je ne pensais jamais faire dans ma vie, je vais m'adresser à ma mère. Maman, tu nous as dit à l'hôpital que c'était dommage que tu ne voies pas Ma vie ma gueule, car tu pensais que ce serait ton meilleur film. Moi, je pense chacun de tes sept films est ton meilleur film. Parce que tu as su créer une oeuvre unique et géniale comme toi. Ma vie ma gueule c'est ton dernier film, mais c'est notre premier film, un petit peu, à Adam et à moi. On fait comme Barbie Bichette le dit dans le film, on va de l'avant".
"Aller de l'avant"
Pour achever Ma vie ma gueule, Sophie Fillières a choisi ses propres enfants, Agathe et Adam Bonitzer. Entourés de proches collaborateurs de la réalisatrice, ils ont travaillé de longs mois sur le montage, à partir des notes et des instructions de leur maman, pour livrer l'histoire loufoque, poétique et mélancolique de "Barbie" Bichette, une femme de 55 ans en pleine crise existentielle campée par une formidable Agnès Jaoui, superbe et touchante héroïne tragicomique portée par une seule philosophie : aller de l'avant.
Sophie Fillières continue ainsi de vivre à travers son film, et son oeuvre en général, Le cinéma et l'art comme pied de nez à notre mortalité ? Au micro d'AlloCiné, Agnès Jaoui et Agathe Bonitzer acquiescent : "C'est une réponse à la mort. Et à la fugacité de notre passage sur Terre qui est tellement absurde".
"C'est vraiment son film, mais c'est un petit peu le nôtre aussi"
"C'est vraiment son film, mais c'est un petit peu le nôtre aussi", nous confiait Agathe Bonitzer le lendemain de la projection cannoise. "La fabrication d'un film, ce n'est pas quelque chose que je connais finalement bien, mais jamais on n'aurait lâché le truc". Son frère, Adam Bonitzer, ajoute : "On ne s'est jamais dit que c'était impossible. On a fait confiance à la confiance de notre mère. (...) Quand on a commencé à travailler, on a tout de suite vu que ça allait être non seulement possible, mais joyeux, riche, apaisant et intéressant".
Agnès Jaoui est Barbie Bichette
Dans Ma vie ma gueule, Agnès Jaoui est de tous les plans. Et de toutes les émotions. Tour à tour drôle, abattue, dépassée, poète, obsessionnelle, lunaire, volontaire, perdue... elle offre toutes les nuances de sa palette de comédienne pour un autoportrait en trois actes et trois tonalités ("Pif" / "Paf" / "Youkou") de Barberie "Barbie" Bichette et sa crise de la cinquantaine. Et surtout beaucoup de décalage, notamment dans des séquences de conversation avec elle-même souvent cocasses.
On retrouve le sens et le goût de Sophie Fillières pour l'absurde, le décalage et l'autodérision, jusque dans un prologue qui passe en revue les différentes polices de caractère entre lesquelles sont alter-ego Agnès Jaoui hésite pour rédiger le manuscrit de sa vie. Ou la présence improbable d'un Philippe Katerine dans son propre rôle (ou presque).
"On voit rarement une femme sous toutes les coutures pendant une heure et demie", explique la comédienne. "Elle me paraît particulière et très, très familière en vérité, ce personnage". Agathe Bonitzer ajoute : "On est tous un petit peu borderline parfois. Et ce personnage peut-être un peu plus que la normalité, s'il existe une telle chose que la normalité. Mais je trouve qu'on s'identifie quand même beaucoup à elle et à la ligne de crête sur laquelle elle oscille".
"Sans concession et sans séduction"
Barbie Bichette est un personnage qui, finalement, s'inscrit totalement dans le cinéma de Sophie Fillières, vu par sa fille comme "une oeuvre rare où chacun des sept films est au même niveau que les autres et représente un moment de sa vie à elle".
Grande petite (1994), Aïe (2000), Gentille (2005), Un Chat Un Chat (2009), Arrête ou je continue (2014), La Belle et la Belle (2017) et Ma vie Ma gueule (2024) composent cette filmographie qu'Agnès Jaoui voit ainsi : "Un univers complètement singulier, complètement drôle, décalé, poétique dans le moindre détail. J'allais dire cruel, mais pas dans un sens méchant, mais dans le sens qu'il est sans concession. Les choses sont affrontées. Elle ne triche avec rien, je trouve".
Ou pour le dire autrement, comme le résume Adam Bonitzer : "Le courage d'être soi-même et de se montrer tel qu'on est sans concession et sans séduction".