En 2017, Jeff Nichols se penchait déjà sur l'Amérique des années 60. Pour raconter l'histoire de Mildred et Richard Loving, condamnés à une peine de prison en Virginie, puisqu'elle était noire et lui blanc, ce que le pays, ségrégationniste, ne supportait alors pas.
Sept ans plus tard, le réalisateur reste à la même époque mais du côté de Chicago, dans l'Illinois. Pour mettre en scène les motards du livre de photos de Danny Lyon. Le temps d'une histoire fictive inspirée de personnages et de situations ayant existé.
Sorti le mercredi 19 juin dans nos salles, The Bikeriders lance Austin Butler, Jodie Comer, Tom Hardy, Mike Faist ou encore Michael Shannon sur les routes. Sans complaisance ni nostalgisme vis-à-vis du milieu dépeint.
Et son réalisateur commente pour nous quelques-unes des photos de son film, histoire de boucler la boucle.
Jeff Nichols : J'aime cette photo [qui a servi pour l'affiche teaser, ndlr]. Dans le livre, il y a une belle histoire d'un motard qui était poursuivi par la police et qui est tombé en panne d'essence. Sa décision, vu qu'il était au milieu de nulle part à ce moment-là, a été de s'arrêter, d'allumer une cigarette et d'attendre qu'ils viennent l'arrêter. C'est l'une des plus belles histoires du livre, et je la voulais évidemment dans mon film.
Je l'ai combinée à une autre histoire du livre, sur un certain Benny et le nombre de feux rouges qu'il avait grillés avant d'être arrêté. J'ai donc rassemblé ces deux passages, et nous avons eu de la chance : en tant que cinéaste, on cherche toujours une ligne d'horizon, surtout quand on tourne en 35mm. Et nous avons trouvé ce grand champ qui nous l'a offerte.
Jeff Nichols : L'une des plus célèbres photographies du livre s'intitule "Crossing the Ohio" ["Traverser l'Ohio"]. Elle a été prise à Louisville, à environ une heure et demi de l'endroit où nous tournions, à Cincinnati. Or il s'est avéré, par chance, que Cincinnati avait un pont qui ressemblait beaucoup à celui du livre : ils ont été construits à la même époque et traversent la même rivière, l'Ohio.
Lorsque j'ai commencé à concevoir cette séquence de poursuite, dans le scénario, ce moment n'y figurait pas. Il est né du fait d'être à Cincinnati et d'y voir ce pont. C'était le dernier jour où nous avions Austin et, à chaque fois que nous le mettions sur une moto, j'étais terrifié, donc j'ai voulu faire deux prises.
La caméra sur grue se met en place, sur la voiture. Puis Austin entre à moto dans le champ. Il se tourne, il regarde et là (il claque des doigts) on se rend compte qu'on tient quelque chose.
AlloCiné : Dans quelle mesure avez-vous cherché à reproduire certaines photos du livre à l'écran ?
Jeff Nichols : Il y en a eu plusieurs. Lorsque Benny se penche au-dessus de la table de billard pour la première fois, c'est une recréation d'une photo. Cockroach (Emory Cohen) à l'extérieur de sa maison, avec sa femme qui tient leur bébé, aussi. Il y a beaucoup plus de photos dans le film que je ne l'avais réalisé sur le tournage.
Parce que j'ai longtemps vécu avec ce livre et les photos qu'il contient. Quand j'écrivais le scénario, j'en ai commandé une copie, dont j'ai coupé la tranche pour arracher toutes les pages, que j'ai mises partout dans mon bureau. Elles ont donc été absorbées par ma psyché. Des moments du films sont des recréations de photos sans que je ne l'aie voulu.
Prenez par exemple la scène des motos tout-terrain, où Johnny (Tom Hardy) a l'idée du club : ces scènes sont directement représentées dans le livre.
Jeff Nichols sur le tournage, aux côtés de Mike Faist (Challengers) qui incarne Danny Lyon. Soit l'auteur du livre dont le film s'inspire.
Jeff Nichols : Nous avons eu beaucoup de chance d'avoir Mike Faist dans ce film. Il est encore plus talentueux que je ne le méritais. Avoir un personnage comme celui de Danny, qui observe ce monde, est évidemment un mécanisme narratif : il nous fallait une raison de poser ces personnages, pour les interviewer et les faire parler de leur psychologie.
Mais ce que j'ai le plus aimé dans le fait d'avoir Mike dans le film, et ce personnage de Danny, c'est sa relation avec Kathy (Jodie Comer). Il aurait été facile que ce personnage fasse tapisserie, avec des plans de coupe où tu vois juste un acteur qui passe le temps. Mike est un très bon acteur et, à chaque fois que l'on revenait sur lui, il était pleinement investi.
Et je le sais car il l'était vraiment : vers la fin du film, lorsque Kathy prononce l'un de ses monologues dans la cuisine, Mike m'a dit qu'il avait grandi dans l'Ohio et que sa grand-mère fumait le même genre de cigarettes. Et quand Jodie parlait, il avait l'impression d'y être. Mike apportait cet enthousiasme au film.
Vous citez ouvertement "L'Équipée sauvage" avec Marlon Brando, donc on sent l'influence sur cette photo. Quelles ont été vos inspirations ?
Jeff Nichols : Pour vous dire la vérité, le livre représente tout. Ou disons 90% du film. Mais il y a aussi trois minutes, au début d'Outsiders de Francis Ford Coppola, qui font partie des trois meilleures minutes d'un film de tous les temps : c'est lorsque le personnage de Matt Dillon apparaît et que la séquence est illustrée par "Gloria" de Them.
Je me souviens avoir regardé ce film pendant mon enfance et avoir repensé à cette séquence en me disant que si je pouvais faire un film entier qui ressemble à ces trois minutes, j'en serais heureux. Et c'est ce qu'est The Bikeriders.
Pour ce qui est de la photo en elle-même, elle renvoie à l'histoire que la vraie Kathy raconte avec beaucoup de détails : la nuit de sa première rencontre avec les gars. Elle monte à l'arrière de la moto de Benny et elle est terrifiée. Elle n'en a jamais fait auparavant car elle n'appartient pas vraiment à ce monde.
Et cette photo en est le point culminant : ils se rencontrent dans un bar et ont une alchimie incroyable, mais ce n'est que lorsqu'elle monte sur cette moto qu'elle tombe non seulement amoureuse de Benny, mais aussi de l'idée des motos.
Jeff Nichols : Ça a été une longue nuit ! Tom Hardy est incroyable. Je repense beaucoup au rôle tel qu'il l'a joué dans ce film, et à ce qu'il aurait pu être : un type qui ne cherche qu'à être une figure paternelle, le chef du club. Mais Tom l'a emmené bien au-delà. Il l'a rendu intrinsèquement dangereux et sexuel, il l'a imprégné de tristesse car il y a de la tragédie dans son personnage.
Je ne vais pas imiter son accent anglais, mais à chaque fois que nous en parlions, il me disait : "Tu ne peux pas être un demi-gangster. On ne peut pas être la moitié d'un gangster." C'était son mantra pour toute l'histoire. Il s'est vraiment identifié au fait que ce type n'est qu'un chauffeur de camion de la classe ouvrière, avec une femme et deux enfants dans une maison en banlieue.
Il n'a pas vraiment sa place dans un gang de motards, mais c'est là qu'il se retrouve. Mais il n'est pas vraiment fait pour ça. Et je suis très reconnaissent envers Tom, qui a approfondi son personnage, mais aussi le film par extension.
Jeff Nichols : Oh mais qui voilà ?! En 2012, je n'avais pas encore rencontré Danny Lyon. Je ne faisais que le stalker sur son site, j'avais lu son livre et ses interviews, et il y a eu ce fichier audio, de Zipco, qui est paru en ligne. Tous ceux qui fréquentent Michael Shannon savent qu'il a grandi a Chicago et que sa voix naturelle, pour autant qu'on puisse la connaître, possède l'accent de la ville. Et ce type avait la même voix que la sienne ! C'est à ce moment que j'ai su qu'il y avait un rôle pour lui dans le film. Et il s'est avéré plus crucial que prévu pour nous.
Je ne sais pas pourquoi je devrais encore être surpris lorsque Michael Shannon délivre une grande performance, mais je l'ai été, une fois de plus. Je lui ai donné ce monologue, dans une scène autour du feu de camp, qu'on ne voit pas sur cette photo : elle expose bien la psychologie du club, et je l'ai directement tirée du livre et du vrai Zipco. Il y parle du fait d'avoir été recalé pour la Guerre du Viêtnam.
Je ne sais pas pourquoi je devrais encore être surpris lorsque Michael Shannon délivre une grande performance, mais je l'ai été, une fois de plus
Avant le tournage, Michael est venu me voir pour me demander si je trouvais la scène assez drôle. Et c'était le cas pour moi : la mère de Zipco venait le tirer du lit pour qu'il aille se faire enrôler, et il se fait recaler. Mais lui m'a dit qu'il ne trouvait pas ça drôle du tout, donc je lui ai proposer de me montrer ce qu'il en pensait. Il s'est donc lancé dans son monologue et a fait rire tout le monde. Ils parlaient, ils étaient captivés.
Et c'est là qu'il a tiré le tapis sous leurs pieds, en disant à quel point il n'était pas désiré, pas désirable. Sans que l'on s'en rende compte, cet acteur incroyable qu'est Michael Shannon s'était emparé d'un monologue que j'avais écrit, tiré des interviews [de Danny Lyon], et il l'avait imprégné de toute la psychologie du film. Ça c'est Michael Shannon !
Grâce au personnage joué par Norman Reedus, vous élargissez le cadre et confrontez vos motards à ceux d'autres états.
Jeff Nichols : En effet, et ce personnes s'inspire d'un certain Funny Sonny, qui était dans le livre, où il est présenté comme un membre des Hell's Angels venu rouler au sein de ce club de Chicago. Ce qui, comme on le mentionne à la fin du film, ne pourrait plus se produire aujourd'hui, car ces gangs sont désormais des ennemis mortels. Leurs membres se tirent dessus à vue. The Bikeriders se déroule à une autre époque, avant que les choses ne se formalisent au point de faire d'eux des ennemis.
À ce stade de leur histoire commune, lui n'est qu'un motard solitaire venu de Californie. Et cela soulève également un point intéressant - dont je ne parle pas assez - à savoir que les clubs de la Côte Ouest, les West Coast Motorcycle Riders, avaient trois ou quatre ans d'avance sur les gars du Midwest. Danny le mentionne dans son livre, mais je ne le précise pas dans le film : tous les gars de la Côte Ouest étaient appelés "bikers". Mais ce terme n'était pas utilisé dans le Midwest : là on les appelait "bikeriders". Et c'est de là que vient le titre.
La conclusion est absolument parfaite, merci !
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 5 juin 2024