Dans l'univers des super-héros, Jeph Loeb est une légende. Superman, Batman, Spider-Man, Daredevil, Hulk, Iron Man, Supergirl, Deadpool, les X-Men... L'auteur et producteurs américain a écrit pour les personnages incontournables des écuries Marvel et DC. A l'écran, il a œuvré sur Smallville ou Heroes, avant de mettre en chantier l'adaptation en séries de l'univers Marvel avec Agents of S.H.I.E.L.D., Agent Carter, Daredevil, Jessica Jones, Iron Fist, Luke Cage et The Punisher. De passage à Paris dans le cadre du Paris Fan Festival 2024, il a accepté de répondre à nos questions. Rencontre.
AlloCiné : Nous sommes au Paris Fan Festival, qui est une gigantesque célébration de la pop culture, comme peut l'être le Comic Con. Vous avez grandi, comme moi, à une époque où cette pop culture était plutôt une culture alternative. Elle est devenue aujourd'hui la culture dominante, qu'est-ce que cela vous inspire ?
Jeph Loeb : C'est incroyable. Quand j'étais enfant, j'achetais mes comics sur des présentoirs dans les épiceries ou les pharmacies. Il n'y avait pas de magasins de bandes dessinées. C'était un moyen pour les parents de nous faire taire (Rires) "Tais-toi et lis ton Superman !". Donc voir aujourd'hui des gens qui peuvent exprimer leur "geek intérieur", c'est incroyable. Les héros ne sont pas seulement Batman et Iron Man : les héros, ce sont vraiment les fans qui ont maintenant la possibilité de manifester leur amour de cette culture. Chaque fois que quelqu'un, de manière non violente, peut être lui-même et être accepté par un groupe de personnes, c'est magique, c'est extraordinaire.
Les héros ne sont pas seulement Batman et Iron Man : les héros, ce sont vraiment les fans
Néanmoins, aujourd'hui, je ne suis toujours pas certain que la génération qui découvre les super-héros par le biais du cinéma et de la télévision comprenne que ce sont des personnages nés dans des bandes dessinées. Une grande partie de la population va voir Batman et pense que le personnage a été créé au cinéma. Lorsque je dis aux gens que je travaille dans la bande dessinée, la plupart d'entre eux me répondent : "Ils font encore de la bande dessinée ?" Mais dans une convention comme celle-ci, tout le monde lit des comics. C'est leur raison d'être. Et c'est vraiment génial.
Les gens veulent juste voir une bonne histoire
La pop culture est donc aujourd'hui "mainstream". Le revers de la médaille, c'est que nous vivons actuellement une période de lassitude vis-à-vis de ces personnages, la fameuse "superhero fatigue". Quel est votre point de vue là-dessus ?
Je pense qu'une bonne histoire est une bonne histoire. Il n'y a que des bons et des mauvais films, il ne s'agit pas de savoir s'il s'agit d'un bon ou d'un mauvais film de super-héros. Est-ce que c'est un bon film ? Si je vous disais que le plus gros succès de 2023 était Barbie, basé sur un jouet, vous penseriez que c'est ridicule si vous n'avez pas vu Barbie et que vous ne l'avez pas compris ! Il y a quelques années, tout le monde disait qu'on ne pouvait plus faire de westerns. Puis Clint Eastwood réalise Impitoyable, et c'est l'un des meilleurs westerns que l'on n'ait jamais vu...
Qu'il s'agisse de bandes dessinées, de science-fiction ou de n'importe quoi d'autre, si c'est bien fait, personne ne se soucie de ce que c'est. Les gens veulent juste voir une bonne histoire. Je pense que lorsque les gens iront voir Deadpool & Wolverine, il n'y aura pas de conversation sur la question de savoir s'il y a trop de films de super-héros ou non, ou s'il y a de bons ou de mauvais films. Ils se diront simplement : "C'est un film très amusant". C'est tout ce qui compte.
Le réalisateur du film, Shawn Levy, a récemment déclaré qu'il faisait un film avec en tête l'idée de ne pas imposer aux spectateurs de "devoir faire leurs devoirs" avant d'aller en salle. Vous pensez que c'est la clé ?
Je pense que Shawn Levy est un homme très intelligent. Si j'avais fait un film qui contient beaucoup de références à d'autres films, la dernière chose que je voudrais serait de dire aux gens c'est : "C'est drôle, mais c'est vraiment drôle si vous connaissez tous les autres films". C'est une chose effrayante à dire à quelqu'un !. Je dirais donc : "Vous n'avez pas besoin d'avoir vu quoi que ce soit". Les gens vont aller voir ce film parce que Deadpool et Wolverine sont dedans !
Le MCU, c'était une idée marketing intéressante
Mais pensez-vous qu'il y a une limite au Marvel Cinematic Universe, alors que les phases de films et de séries deviennent de plus en plus liées et donc complexes à comprendre ?
Encore une fois, je pense que ce n'est pas un souci tant que les films sont bons. Le MCU, c'était une idée marketing intéressante. Pas une idée cinématographique, mais une idée marketing de nommer les arcs "phases" et de planifier l'univers ainsi. J'ai trouvé très courageux l'approche qui consistait à dire : "Nous allons faire Iron Man, puis Hulk, puis Thor, puis Captain America, et nous allons tous les réunir dans un film appelé Avengers". Dans le même temps, chez DC, quand Green Lantern est sorti et a été un échec, ils ont simplement abandonné.
Captain America a-t-il été un si grand succès ? La vérité, c'est qu'à l'époque de la mise en chantier de Avengers, Captain America n'était même pas encore sorti. Ils ne savaient donc pas si Chris Evans... allait être Chris Evans ! Cela aurait pu être un désastre. La seule chose qu'ils savaient, c'est que Mark Ruffalo était un meilleur Hulk que les précédents. C'était une idée gigantesque de changer l'un des personnages centraux, alors que dans le même temps ils misaient sur Chris Hemsworth que personne ne connaissait ou sur Chris Evans qui avait été la Torche Humaine dans Les 4 Fantastiques. J'ai regardé ça et je me suis dit que la télévision devrait faire la même chose.
Nous ne savions pas ce qui allait se passer. Il fallait juste y aller.
Nous avons donc fait Daredevil, puis Jessica Jones, puis Luke Cage, puis Iron Fist, pour les réunir dans The Defenders. Nous ne savions pas ce qui allait se passer. Il fallait juste y aller. Nous avons eu la chance d'avoir un réseau de diffusion, en l'occurrence Netflix qui nous a dit : "On vous suit". Si l'une des séries n'avait pas eu de succès, ils auraient pu dire : "Vous savez quoi ? Nous ne ferons plus rien". Mais ils ne l'ont pas fait. Ils nous ont laissé faire toutes les séries.
Et je me souviens qu'ils m'ont appelé pour me dire qu'ils voulaient une autre saison de Daredevil. J'ai dit : "Oui, vous pourrez avoir une autre saison de Daredevil une fois que nous aurons fait The Defenders". Ils ont répondu : "Non, nous la voulons maintenant". J'ai répondu : "Nous n'avons pas prévu cela. C'était censé être 1, 2, 3, 4, 5 ; pas 1, 1B, 2, 3, 4, 5".
Mais en même temps, nous avons pu introduire le Punisher, ce qui nous a permis de leur dire : "Bon, si nous faisons Daredevil saison 2, alors une fois que nous aurons terminé The Defenders, nous pourrons faire The Punisher". Nous avions donc désormais cinq séries. C'était magique. Et encore une fois, c'était vraiment dû au fait que nous avions des histoires extraordinaires écrites et un des comédiens incroyables grâce au travail des directeurs de castings.
Je dois aussi saluer le travail de Sarah Finn, qui a fait le casting pour Agents du S.H.I.E.L.D., qui est arrivé avant tout le reste. C'est elle qui a trouvé Clark Gregg, qui a rejoint les films. Cette série a été notre pont. Nous ressemblions à l'univers Marvel. C'est pourquoi cette série s'en rapprochait le plus possible, tout comme Agent Carter.
La vapeur qui sort des rues de New York est due au fait que l'enfer se trouve juste en dessous de nous !
En parlant de Daredevil, que pensez-vous du reboot qui est en tournage chez Disney+ ?
Je suis très heureux que les mêmes personnes soient impliquées. Je pense que c'est la clé du succès. La série ne ressemblera à rien de ce que le studio a fait auparavant, car nous avons fait quelque chose qui ne ressemblait à rien de ce qui existait. Cela n'avait pas de sens pour moi -ni pour mes supérieurs d'ailleurs - de faire des versions au rabais des films. Nous devions faire quelque chose de différent.
Les films étaient grands et brillants. J'avais l'habitude de dire qu'ils étaient très rouges, blancs et bleus. Pas patriotique, mais littéralement, Iron Man était le rouge, Captain America était le bleu, et New York avec la grande tour des Avengers qui brille comme un phare était le blanc. Avec les séries, au contraire, je voulais faire des choses au niveau de la rue. Où tout était sombre, où il faisait nuit, où la chaussée était mouillée... J'avais l'habitude de dire aux réalisateurs des épisodes que ce monde est Hell's Kitchen : la vapeur qui sort des rues de New York est due au fait que l'enfer se trouve juste en dessous de nous ! Il n'y avait rien de tel dans les films, et ce n'était d'ailleurs pas nécessaire. Ils avaient vraiment besoin d'avoir leur propre ton.
Concernant Daredevil Born Again, je suis toujours ami avec Charlie Cox (Daredevil) et Vincent D'Onofrio (Le Caïd). Et je suis ravi que Foggy et Karen Page soient de retour. C'est génial. J'ai hâte de voir ces histoires. Leur showrunner est extrêmement talentueux, c'est l'un de ceux qui a aidé à construire The Punisher. Simplement, lorsque Disney+ ont dit qu'ils allaient faire ce reboot, mais qu'ils allaient le faire "différemment", je me suis demandé pourquoi. On ne le faisait pas mal. Nous avons juste arrêté ! Et uniquement pour des raisons politiques. Cela n'avait rien à voir avec un désamour du public.
Vous avez travaillé pour Marvel et vous avez travaillé pour DC. Comment compareriez-vous ces deux philosophies ?
La philosophie, c'est quelque chose qui est très extérieur finalement, qui vient du regard que vous portez dessus en tant que lecteur ou observateur. De l'intérieur, dans les deux entreprises, j'ai toujours pu raconter les histoires que je voulais raconter. Il n'y a jamais eu de politique ou quoi que ce soit d'autre. Bien sûr, lorsque je travaillais sur Superman, je devais être conscient qu'il existait d'autres comics sur Superman et qu'il y avait certaines choses que je ne pouvais pas faire parce que cela aurait affecté les autres titres. Mais c'est la même chose sur les X-Men, par exemple. Donc au final, vous racontez une histoire et c'est tout ce qui compte.
"Si vous aimiez les super-héros, vous lisiez DC. Si vous aimiez les personnages, vous lisiez Marvel"
Après, il est certain qu'au début, les deux cultures étaient très différentes. Chez Marvel, ce que Stan Lee essayait de faire, était de raconter des histoires où la personne sous le masque était bien plus intéressante que lorsqu'elle portait un masque. Matt Murdock, Peter Parker et Bruce Banner : voilà les histoires que nous racontions. Alors que chez DC, personne ne racontait l'histoire de Barry Allen. Ils racontaient l'histoire de Flash. Cela a changé aujourd'hui, mais c'est vraiment ce qui rendait les choses différentes. Si vous aimiez vraiment les super-héros, vous lisiez DC. Si vous aimiez les personnages, vous lisiez Marvel.
Quand j'étais enfant, les comics Marvel me semblaient plus adultes, plus matures. Et ce n'est pas ce que je voulais à l'époque, je me moquais de savoir si Peter pouvait avoir un rencard ou non. Mais c'est amusant de voir que maintenant, en tant qu'adulte, c'est justement ça ce que je veux écrire. Ou écrire sur Bruce Wayne et montrer à quel point il est abîmé par sa condition de Batman. Je trouve ça intéressant.
Mais il y a aussi des personnages pour lesquels je ne saurais pas écrire. Aquaman par exemple. Même si vous me donnez à lire tous les Aquaman qui ont été écrits, je ne comprends pas. Pour moi, c'est juste un poisson. Mais je parle de moi. Il y a plein de gens qui aiment Aquaman, et tant mieux ! Le film a rapporté un milliard de dollars, ça marche, c'est génial. Mais moi, je n'ai jamais compris. Cela ne fait pas de moi quelqu'un de bien ou de mal. C'est juste ainsi. Ai-je déjà écrit des histoires Aquaman ? Oui. Est-ce que je pense lui avoir rendu justice ? Non, car c'était Aquaman. Je ne sais pas qui est Arthur Curry.
Encore une fois, c'est toujours une question d'histoire. C'est probablement l'une des raisons pour lesquelles j'aime tant écrire Batman, parce que tout le monde est abîmé. Je pourrais écrire sur le personnage Jim Gordon toute la journée. C'est un flic qui doit faire équipe avec un justicier : est-ce une bonne ou une mauvaise idée ? Son mariage est en train de s'effondrer, il a un enfant, qu'est-ce qu'il fait à ce sujet ? Et comment se sent-il à Gotham City ? Quand Frank Miller a imaginé qu'il venait de Chicago pour nettoyer les rues et qu'il était le seul policier intègre dans une ville corrompue, j'ai adoré ça.
Tous les personnages de l'univers Batman sont abîmés. Il n'y a pas beaucoup de comics qui permettent de voir cela. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai vraiment apprécié The Batman. La Catwoman jouée par Zoë Kravitz correspond en grande partie à la façon dont je vois le personnage et dont Frank Miller le voyait. Je pense que le réalisateur Matt Reeves a vraiment compris à quel point chaque personnage est dysfonctionnel dans ce monde. C'est ce qui fait que tout le monde se souviendra de ce film.
Au cours de votre carrière, vous avez travaillé sur des comics, sur des séries, sur des films... Quelle est la différence d'approche dans l'écriture et dans le processus de construction d'histoires ?
Je pense que ces médiums sont tous des enfants du cinéma. Il faut dès lors partir de l'idée que l'on écrit un personnage qui a un moteur émotionnel. Que veut le héros ? Qu'est-ce qui l'empêche de l'obtenir ? Quel est le voyage qu'il entreprend ? À la fin de l'histoire, quelle est la chose la plus importante qu'il a apprise ? Ce que je dis n'est pas nouveau, mais c'est la façon dont j'aborde les choses lorsque je commence à raconter une histoire. Donc la différence majeure réside dans le format.
Ces médiums sont tous des enfants du cinéma
Il y a premièrement les comics, c'est à dire écrire vingt-deux pages que quelqu'un doit dessiner. Les gens me disent toujours : "Ça doit être génial de travailler dans la bande dessinée. On peut faire n'importe quoi". Non, car il faut que quelqu'un dessine ! Vous ne pouvez pas écrire que dix mille Romains vont franchir la colline, parce que votre dessinateur ne va vous donner qu'un cheval. Et c'est tout. Tim Sale et moi en parlions tout le temps. Il m'a souvent dit : "Jeph, il y a trop de choses sur cette page. Arrête. Je ne vais pas dessiner ça". Il m'a beaucoup appris sur la manière de raconter l'histoire en faisant du dessinateur un partenaire, au lieu de lui demander de faire quelque chose qu'il ne peut pas faire.
La télévision est la phase suivante de ce processus, qui consiste à écrire quelque chose qui va se dérouler en 42 minutes. Et si vous travaillez pour une chaîne de télévision, qui diffuse une publicité toutes les sept minutes, vous devez construire un faux climax pour que les gens reviennent. C'est un type de narration ridicule, mais c'est ce que nous avions jusqu'à ce que le streaming arrive avec sa philosophie propre : des histoires de n'importe quelle durée et pas de publicité. Bien sûr, l'ironie de la chose, c'est qu'il y a maintenant des publicités, alors que ce n'était pas censé être le cas... Mais en tout, cela a changé la façon dont nous regardons les choses.
Quant aux films, ils disposent d'une heure et demie, deux heures, voire trois heures pour raconter une histoire. Mais c'est tout. C'est toute l'histoire. Vous n'avez pas huit, seize ou vingt heures pour la raconter. Plus que tout, ce que j'ai appris en écrivant des films, c'est qu'il faut arriver tard et partir tôt. Chaque scène commence au milieu. Vous n'avez pas le temps de faire marcher un personnage dans un couloir, d'ouvrir une porte, d'entrer dans une pièce, de s'asseoir et de commencer à parler à ceux qui sont dans la pièce. Vous commencez quand les gens se parlent entre eux. Il existe des réalisateurs qui peuvent rendre la marche, l'entrée ou le fait de s'asseoir très intéressants. Mais lorsque vous entrez en salle de montage, vous vous dites : "Coupons ici et coupons là".
J'ai essayé de rendre mes comics plus cinématographiques de cette façon, car vous n'avez que 22 pages. En sachant qu'au moins six pages, voire plus, seront consacrées aux combats. Comment pouvez-vous utiliser ce qu'il vous reste pour raconter cette histoire d'une manière qui élève le matériel, qui intéresse le dessinateur et qui, en fin de compte, engage le lecteur ?
C'est ce que j'essaie de faire : raconter une histoire simple et bien faite.
Sinon, la réponse courte... c'est que cela dépend de l'histoire que vous racontez. Les films des années 30 et 40 étaient rapides, intelligents et ne duraient jamais plus de 100 minutes. A moins qu'il ne s'agisse d'un énorme spectacle comme Autant en emporte le vent. Mais les films que j'ai regardés à la télévision lorsque j'étais enfant et qui ont vraiment influencé ma vie étaient des films de gangsters. La Warner produisait des centaines de ces films chaque année. C'était leur télévision. Et de temps en temps, vous aviez un Casablanca, qui est presque parfait. Mais quand on y regarde de plus près, c'est une histoire très simple, magnifiquement réalisée.
Et c'est ce que j'essaie de faire : raconter une histoire simple et bien faite. J'ai eu la chance que tous les gens avec qui j'ai pu travailler aient contribué à donner encore plus d'envergure à ces histoires, ce qui fait que... nous sommes assis en train d'en parler. (Rires)
Propos recueillis par Yoann Sardet au Paris Fan Festival le 28 avril 2024 - Remerciements à toute l'équipe chargée des relations presse pour leur accueil