C'est d'abord à travers sa série, Icon of French Cinema - diffusée sur Arte - que la réalisatrice et actrice Judith Godrèche est sortie du silence pour revenir sur son ancienne relation avec le cinéaste Benoît Jacquot. Elle avait 14 ans, lui, 39.
Après une première prise de parole, où elle a exprimé l'emprise dont elle a été victime, Judith Godrèche a continué de diffuser son histoire à travers la radio, dans les journaux et à la télévision.
Celle qui a redonné un souffle au mouvement MeToo en France a, par la suite, accusé Jacques Doillon sur les ondes de France Inter pour des violences similaires. Judith Godrèche a décidé de porter plainte contre Benoît Jacquot et Jacques Doillon - ce dernier l'attaque en retour pour "diffamation".
Sur la scène de la 49e cérémonie des César, ce vendredi 23 février 2024, la réalisatrice a pris la parole devant toute l'industrie du cinéma français :
Voici son discours :
"C'est compliqué de me retrouver devant vous tous ce soir, Vous êtes si nombreux. Mais dans le fond, j'imagine qu'il fallait que ça arrive. Nos visages face à face, les yeux dans les yeux. Beaucoup d'entre vous m'ont vu grandir. C'est impressionnant. Ça marque. Dans le fond, moi, j'ai rien connu d'autre que le cinéma.
Alors pour me rassurer en chemin, je me suis inventée une petite berceuse. Mes bras serrés, c'est vous. Toutes les petites filles dans le silence. Mon cou, ma nuque penchée. C'est vous. Tous les enfants dans le silence. Mes jambes bancales. C'est vous, les jeunes hommes qui n'ont pas pu se défendre. Ma bouche tremblante mais qui sourit aussi. C'est vous. Mes soeurs inconnues. Après tout, moi aussi je suis une foule, une foule face à vous. Une foule qui vous regarde dans les yeux ce soir.
J'imagine pourtant l'incroyable mélodie que nous pourrions composer ensemble, faite de vérités. Ça ne ferait pas mal, je vous promets. Juste une égratignure sur la carcasse de notre curieuse famille. C'est tellement rien comparé à un coup de poing dans le nez, à une enfant prise d'assaut comme une ville assiégée par un adulte tout puissant sous le regard silencieux d'une équipe. Un réalisateur qui, tout en chuchotant, m'entraîne sur son lit sous prétexte de devoir comprendre qui je suis vraiment. C'est tellement rien comparé à 45 prises avec deux mains dégueulasses sur mes seins de quinze ans.
Le cinéma est fait de notre désir de vérité. Les films nous regardent autant que nous les regardons. Il est également fait de notre besoin d'humanité, non ? Alors pourquoi ? Pourquoi accepter que cet art que nous aimons tant, cet art qui nous lie, soit utilisé comme une couverture pour un trafic illicite de jeunes filles ?
Sur le devant de la scène
Parce que vous savez, cette solitude, c'est la mienne, mais c'est également celle de milliers dans notre société. Et elle entre vos mains. Nous sommes sur le devant de la scène. À l'aube d'un jour nouveau, nous pouvons décider que des hommes accusés de viol ne puissent pas faire la pluie et le beau temps dans le cinéma.
Ça, ça donne le ton, comme on dit. On ne peut pas ignorer la vérité parce qu'il ne s'agit pas de notre enfant, de notre fils, de notre fille. On ne peut pas être à un tel niveau d'impunité, de déni et de privilège qui fait que la morale nous passe par dessus la tête. Nous devons donner l'exemple nous aussi.
C'est un drôle de moment pour nous, non ? Une revenante des Amériques qui vient donner des coups de pied dans la porte blindée. Qui l'eût cru ? Depuis quelque temps, la parole se délie. L'image de nos pères idéalisée s'écorche. Le pouvoir semble presque tanguer.
Serait-il possible que nous puissions regarder la vérité en face, prendre nos responsabilités, être les acteurs et les actrices d'un univers qui se remet en question ? Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ?
Un chuchotement, un demi-mot, ce serait déjà ça", dit le Petit Chaperon rouge. Je sais que ça fait peur. Perdre des subventions, perdre des rôles, perdre son travail. Moi aussi. Moi aussi j'ai peur. J'ai arrêté l'école à quinze ans. J'ai pas le bac. Rien. Ce serait compliqué d'être blacklistée de tout, ça ne serait pas drôle.
2000 témoignages
Ne croyez pas que je vous parle de mon passé, de mon passé qui ne passe pas. Mon passé, c'est aussi le présent des 2000 personnes qui m'ont envoyé leur témoignage en quatre jours. C'est aussi l'avenir de tous ceux qui n'ont pas encore eu la force de devenir leur propre témoin. Vous savez, pour se croire, faut-il encore être cru. Le monde nous regarde. Nous voyageons avec nos films. Nous avons la chance d'être dans un pays où il paraît que la liberté existe.
Alors, avec la même force morale que nous utilisons pour créer, ayons le courage de dire tout haut ce que nous savons tout bas. N'incarnons pas des héroïnes à l'écran pour nous retrouver cachés dans les bois dans la vraie vie. N'accordons pas des héros révolutionnaires ou humanistes pour nous lever le matin en sachant qu'un réalisateur a abusé une jeune actrice et ne rien dire.
Merci de m'avoir donné la possibilité de mettre ma cape ce soir et de vous envahir un peu. Il faut se méfier des petites filles. Elles touchent le fond de la piscine, elles se cognent, elles se blessent mais elles rebondissent. Les petites filles sont des punk qui reviennent déguisées en hamsters. Et pour rêver à une possible révolution, elles aiment se repasser ce dialogue de Céline et Julie vont en bateau : "Cette fois, ça ne passera pas comme ça.""
A l'issue de la cérémonie, Justine Triet a partagé son émotion après "la prise de parole des femmes" dont celle de Judith Godrèche :
Judith Godrèche a redonné un souffle au mouvement MeToo en France, 5 ans après la prise de parole d'Adèle Haenel, d'abord dans Mediapart, puis en se levant et en partant avec fracas de la cérémonie des César 2020, qui avait distingué Roman Polanski dans la catégorie meilleure réalisation pour J'accuse.