"Ses génériques ne sont pas de simples étiquettes sans imagination – comme c’est le cas dans de nombreux films – ils sont bien plus, ils font partie intégrante du film en tant que tel. Quand son travail apparaît à l’écran, le film lui-même commence vraiment. Je parle au présent, car son travail et celui de sa femme Elaine parlent à chacun de nous, peu importe notre âge, peu importe notre date de naissance".
C'est en ces termes plus qu'élogieux et plein d'admiration que Martin Scorsese évoquait dans l'ouvrage Saul Bass : A Life In Film & Design l'oeuvre d'un immense artiste. Celle de l'inventeur du générique moderne, encore trop méconnu du grand public, disparu en 1996 à l'âge de 75 ans. Un artiste dont la créativité et l'oeuvre se font encore largement ressentir aujourd'hui : Saul Bass.
Après quelques stages dans divers studios de design de Manhattan, il débute sa carrière comme graphiste publicitaire freelance, puis déménage à Los Angeles en 1946 et fonde son propre studio, Saul Bass & Associates, en 1950.
C'est là qu'il commença à mettre son talent au service d'Hollywood, en créant des campagnes publicitaires pour des films de Joseph L. Mankiewicz et des productions d'Howard Hughes.
"Le générique, un moyen de conditionner le public"
Le tournant artistique -et la notoriété qui va avec- vient peu après sa rencontre avec le cinéaste Otto Preminger. Ce dernier lui confie la création de l'affiche de son film Carmen Jones. C'est une première révolution : l'artiste utilise un symbole graphique, en l'occurrence une rose enveloppée d'une flamme, là où les affiches de l'époque se contentaient encore de reprendre des images du film. Puis Preminger lui demande de s'occuper de la création de l'affiche ainsi que la réalisation du générique de son autre film à venir, L'homme au bras d'or, en 1955.
La force d’évocation du visuel conçu par Saul Bass (un bras stylisé représentant les talents de musicien et de joueur de poker du personnage principal joué par Frank Sinatra), ainsi que son addiction à l’héroïne) est telle que lors de la première du film à New York, seul le logo est affiché, le titre est superflu.
Reste le générique. Avant Saul Bass, les génériques de films n'étaient que des prologues obligés, égrenant comme des chapelets les listes de noms de talents artistiques ayant collaboré sur l'oeuvre. Une obligation légale; rien de plus, rien de moins.
Ce n'est que progressivement que certains réalisateurs confieront la tâche de créer des génériques à des directeurs artistiques. Lorsqu'Otto Preminger confie celle-ci à Saul Bass, le générique passe du statut d’obligation légale à un des premiers champs d’expérimentation de l’image en mouvement, ou Motion Design.
Ci-dessous, le générique d'ouverture du film L'homme au bras d'or, et sa fameuse musique jazzy signée Elmer Bernstein...
La collaboration avec Alfred Hitchcock
L'intéressé avait une vision très claire de son travail : "Pour le public moyen, les génériques du début leur disent qu'il ne reste que trois minutes pour manger du popcorn. Je prends cette période "morte" et j'essaie de faire plus que simplement me débarrasser des noms qui ne plaisent pas aux cinéphiles. Je vise à mettre en place le public pour ce qui va arriver ; je les rend impatients.
Mes premières réflexions sur ce qu'un titre peut faire était de définir l'ambiance et le noyau sous-jacent de l'histoire du film, d'exprimer cette histoire de façon métaphorique. J'ai vu la séquence du générique comme un moyen de conditionner le public, de sorte que lorsque le film a réellement commencé, les spectateurs auraient déjà une résonance émotionnelle avec lui" disait-il.
Bass a une approche très épurée de la création graphique, avec un style moderne et nerveux. Dans ses créations, les lignes sont brisées ou droites, de manières récurrentes. Appliqué aux génériques de films, son sens de la composition et de la typographie, sa préférence pour la suggestion, et son attrait pour l'abstraction géométrique, font merveille.
Son travail n'a évidemment pas manqué de taper dans l'oeil averti d'Alfred Hitchcock, qui lui confiera la création des génériques de quelques unes de ses oeuvres parmi les plus célèbres. L'extraordinaire générique d'ouverture de Sueurs froides, pour commencer.
A revoir ci-dessous...
Création offrant une combinaison parfaite entre les plans sur les beaux yeux de Kim Novak, le thème musical non moins hypnothique de Bernard Herrmann, et tout le travail sur la typographie et les animations effectué par Saul Bass.
Petite cerise sur le gâteau des anecdotes, les fameuses spirales hypnotiques visibles dans la séquence sont l'oeuvre de l'artiste John Whitney Sr. Musicien, cinéaste expérimental, ce dernier est considéré comme le père de la conception d'images assistées par ordinateur, et poursuivra sa collaboration avec Saul Bass jusqu'en 1961.
Saul Bass insista sur le fait que les spirales du générique, qui représentent des spirales algébriques, devaient être précises et non dessinées à main levée. John Whitney Sr utilisa une énorme machine pour les concevoir. Une sorte d'ordinateur mécanique, qui était un système de verrouillage de cible de canon anti aérien conçu durant la Seconde Guerre mondiale, et qui pesait la bagatelle de 350 kg. Il fallait d'ailleurs pas moins de cinq hommes pour le manipuler. Combiné avec un Wave pendulum, c'est ce qui lui a permis de créer ces spirales parfaites.
Toujours est-il que le travail de Bass sur le générique de Sueurs froides marqua durablement la rétine et la mémoire cinéphilique de Scorsese, comme rappelé plus haut. Au point qu'il lui confiera, après avoir réalisé celui des Affranchis en 1990, le générique de son remake des Nerfs à vif, dont l'hommage à Sueurs froides est évident (jusqu'à la musique, due à l'origine à Bernard Herrmann, mais adaptée et réorchestrée par son disciple Elmer Bernstein).