Mon compte
    "Je n'aurais pas pu faire ça sur une autre antenne" : la créatrice de Split nous explique en quoi diffuser sa première série a relevé du parcours du combattant
    Thomas Pouilly
    Thomas Pouilly
    -Rédacteur
    D’Ici Tout Commence à Squid Game, en passant par Chair tendre, Thomas Pouilly sait qu’il passera toujours une bonne soirée en matant une bonne série.

    Quelques jours après la mise en ligne de sa série, sa créatrice Iris Brey est revenue, pour Allociné, sur l’importance de proposer des récits lesbiens heureux et sur les difficultés qu’elle a rencontrées pour que "Split" voit le jour.

    Moteur, et action ! Ce vendredi 24 novembre, le public de France Télévisions est invité à découvrir les vraies-fausses coulisses d’un tournage pas comme les autres à travers Split.

    Dans cette mini-série française, Anna (Alma Jodorowsky), une jeune cascadeuse de 30 ans, a un coup de foudre sur un plateau de tournage pour Eve (Jehnny Beth), la star du film dans lequel elle tourne et qu’elle double. Elle qui se pensait heureuse dans son couple avec Natan (Ralph Amoussou), et qui essayait même d’avoir un enfant avec lui depuis plusieurs années, s’interroge. Va-t-elle avoir le courage de sortir de l’hétérosexualité pour vivre pleinement ce désir naissant et bouleversant pour Eve, ouvertement lesbienne ?

    Pour Allociné, la créatrice de Split, Iris Brey, également universitaire, autrice et critique de cinéma, a accepté de revenir sur le tournage de sa première série.

    Allociné : Vous avez consacré, ces dernières années, plusieurs ouvrages aux représentations des femmes et des sexualités dans les séries et les films, comme Sex and the Series (2018), Le regard féminin, une révolution à l’écran (2020) ou La culture de l’inceste (2022).

    C'était comment de passer de la théorie à la pratique ? Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire d'amour ?

    Iris Brey : Pour moi, cette série est un peu la continuité d'un geste. Je ne l’ai pas imaginée comme une rupture avec quelque chose. J'ai l'impression que le fait d'avoir été critique de cinéma et d'avoir enseigné le cinéma auparavant ont été autant d’expériences qui m’ont été très utiles pour réaliser, que ce soit pour découper une scène ou pour expliquer mes intentions à mon équipe.

    Et puis, ça faisait déjà un certain temps que j'essayais d'écrire de la fiction. Je ne sais pas pourquoi ça s’est finalement fait avec cette série...

    D’où vous est venue cette idée originale de raconter le quotidien d’une cascadeuse ?

    En relisant un dossier pour une réalisatrice, qui consacrait un documentaire aux cascadeuses. Je me suis alors rendue compte qu’il s’agit d’un métier très masculin et que, dans la majorité des cas, elles doivent jouer des scènes de violences conjugales ou de violences sexuelles car il y a, en France, très peu de films où des personnages féminins ont des scènes d'action.

    Après ça, j'ai aussi vu une photo que Clotilde Hesme m'a montré d’elle et de sa cascadeuse, avec qui elle a tourné pour la série Lupin (Netflix). J’ai trouvé ça hyper intéressant qu’il puisse y avoir, sur le tournage, une confusion qui soit générée par une ressemblance corporelle et une manière de bouger alors que dans la vraie vie, les deux femmes sont extrêmement différentes.

    Inscrire mon personnage principal dans ce métier qui demande de bouger, d'être en capacité d'agir, mais aussi de prendre soin – puisque qu'une cascadeuse est là pour que la comédienne ne se blesse pas –, cela avait du sens. Je trouvais ça beau de pouvoir créer de l'érotisme et du désir à partir du soin.

    Tout au long de Split, vous jouez beaucoup avec le split screen, un effet répandu dans les films mais assez rare dans les séries, et qui consiste à diviser l’écran en plusieurs parties pour montrer simultanément plusieurs images.

    Pourquoi ce choix artistique ? En quoi cela servait tout particulièrement le propos féministe et queer que vous défendez dans votre série ?

    Souvent, le split screen est utilisé pour créer du suspense. J’ai donc quasiment pris le contre-pied puisque dans ma série, il y a finalement assez peu de suspense. En fait, je me suis dit que ce serait hyper intéressant de penser plutôt le split screen comme une manière de pouvoir ressentir ce qu’un personnage traverse, mais aussi de créer des liens entre des personnages qui n’évoluent pas forcément tout le temps ensemble.

    A l’origine, ce qui m'intéressait, c'était de partir de ce procédé cinématographique et de me le réapproprier pour raconter une histoire de division, mais surtout de réparation. Je trouvais qu’on n’avait pas beaucoup vu cette ligne noire être utilisée comme une ligne de cicatrice, qui peut aussi recoller plusieurs choses.

    Split
    Split
    Sortie : 2023-11-24 | 20 min
    Série : Split
    Avec Alma Jodorowsky, Jehnny Beth, Ralph Amoussou
    Presse
    4,0
    Spectateurs
    3,4
    Voir sur france.tv

    Dans un des épisodes, vous partagez une archive audio de l’actrice Delphine Seyrig, qui dit : "Le cinéma n’est pas une industrie qui suit l’évolution des femmes de mon époque. Il ne peut pas faire beaucoup avancer les choses. Ce sont aux choses d’avancer et ensuite, le cinéma avancera."

    D’après vous, c’est également valable pour la télévision et les plateformes de streaming aujourd’hui ? Est-ce que ce projet de série a été difficile à vendre ?

    Oui, bien sûr. Les personnes qui prennent les décisions et donnent de l'argent ont rarement notre âge ou moins que nous. Il faut beaucoup se justifier pour leur faire comprendre que nos récits sont importants et pourquoi on a envie de les mener de telle ou telle manière.

    D’un autre côté, j'ai eu de la chance car france.tv slash est une sorte de laboratoire qui permet à des nouvelles voix et à des nouveaux thèmes d'émerger. J'ai senti qu’avec eux, je pouvais expérimenter plein de choses. Je n'aurais pas pu faire Split sur une autre antenne. Il a donc surtout fallu trouver un équilibre entre avoir une liberté de création et avoir très peu d'argent pour donner vie aux images que j’avais en tête.

    Vous avez également été contrainte par les réglementations en matière de productions audiovisuelles...

    Oui. En fait, il existe un service de déontologie qui doit classifier chaque œuvre pour pouvoir guider les spectateurs et les spectatrices. Je comprends très bien son utilité. Simplement, sur france.tv slash, si une œuvre est catégorisée "interdite aux moins de 16 ans", elle ne peut apparaître sur la plateforme qu'entre 22h et 5h30 du matin. Sur des plateformes telles que Netflix, par contre, un petit logo "-16" est apposé et l’œuvre peut rester. Naturellement, je veux m'adresser au plus grand nombre. C'était important pour moi que cette série soit visible en dehors des heures de la nuit, sinon ce serait, encore une fois, nous mettre dans un placard.

    J'ai donc raccourci la durée des scènes de sexe des épisodes 2 et 3, et notamment des orgasmes, pour que la série puisse être catégorisée "interdite aux moins de 12 ans" et reste ainsi accessible. En revanche, pour l'épisode 4, je n’ai pas réussi à cause de la scène avec du squirt [liquide éjaculé par les femmes à l’approche ou au moment de l’orgasme]. Pourtant, c'est une scène assez légère où l’on voit très peu de choses. Je trouve ça chouette d'avoir ce genre de représentations dans des séries féministes et pas uniquement sur des sites pornographiques.

    Pourquoi, encore aujourd’hui, "chaque baiser lesbien est une révolution", pour paraphraser, entre autres, Alice Coffin dans Le génie lesbien ?

    Parce qu'il déstabilise le patriarcat. Montrer la joie des lesbiennes est politique. On nous a tellement biberonnés de récits lesbiens à base d’amours impossibles ou qui nous disent que c’est très dur et triste d’être lesbienne que je voulais absolument prendre le contre-pied de ces récits qui se terminent toujours mal.

    Même ne serait-ce que de montrer la joie d'être ensemble entre femmes, de montrer des femmes qui réfléchissent, s’organisent, s’émancipent ensemble, comme les colleuses, c’est politique. C'est la meilleure arme pour révéler des inégalités et combattre des oppressions.

    Caroline Dubois - FTV.

    Un documentaire, baptisé Sex is comedy : la révolution des coordinatrices d’intimité, et qui suit la coordinatrice d’intimité Paloma Garcia Martens sur le tournage de Split, sortira au même moment que votre série sur france.tv slash.

    En quoi coordinateur ou coordinatrice d’intimité est une profession nouvelle qui gagnerait à être davantage connue et systématisée sur les plateaux de tournage ?

    J'ai parlé avec beaucoup de comédiennes et toutes m'ont rapporté des problèmes qu'elles ont eus sur des tournages, notamment lors de scènes d'intimité. Je sais qu'en France, il y a une très grande résistance à ce sujet parce qu'on a l'impression qu’il s’agit de censure et que quelqu'un va se mettre entre le réalisateur et ses comédiennes.

    Personnellement, je vois mon travail de metteuse en scène comme un travail collectif, c'est-à-dire que j'ai une vision et que je la partage avec des personnes qui m'aident à la réaliser. Par exemple, pour les cascades, je me suis naturellement tournée vers un conseiller spécifique pour qu'il n'y ait pas de mise en danger du corps de la cascadeuse. Ça me paraît normal.

    Les scènes d'intimité placent les comédiennes dans une extrême vulnérabilité car la frontière devient très poreuse entre le réel et la fiction lors de ces scènes. Je ne crois pas du tout à la magie ou au naturel des scènes de sexe. Le naturel, ça se travaille. Je n'ai pas envie que mes comédiennes doivent donner d'elles pour les scènes de sexe, je veux que ce soit leur personnage, et pour ça, il faut qu'il y ait un cadre et une chorégraphie que les comédiennes puissent répéter pour les incarner. Mes scènes de sexe ne sont pas là pour décorer, elles sont là pour raconter une évolution d’un personnage, que ce soit la découverte de quelque chose, la peur, ou le fait de le voir lâcher prise.

    Et puis, j'ai l'impression que c'est plutôt une très grande preuve de confiance et d’amour que de dire aux comédiennes que j’ai demandé à quelqu’un d’être là pour prendre soin d’elles et qu’elles peuvent lui parler s’il y a des choses qu’elles n’ont pas envie de me dire.

    A la fin du documentaire, vous dites travailler sur un film. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

    Oui ! Je suis en train d’écrire un long-métrage sur une histoire d'amour entre deux femmes qui se passe à Athènes. J’ai envie de réactualiser la trilogie de films Before de Richard Linklater, avec Ethan Hawke et Julie Delpy. Ce sont des histoires de déambulations amoureuses impossibles entre deux personnages, d’abord à Vienne, puis à Paris. J'ai été biberonnée à ça. Je me suis dit que ce serait intéressant de se demander ce que ça fait de tomber amoureux à 40 ans plutôt qu'à 25.

    C’est donc définitivement derrière vous les critiques de séries et de films? Ou bien, après la série, vous avez simplement envie de vous essayer à un autre médium, en l'occurrence le long-métrage ?

    Je ne sais pas trop. J'ai l'impression d'être allée un peu au bout d'un cycle avec mes essais. En ce moment, je préfère écrire de la fiction. Je ne sais pas encore quel nouveau cycle je vais ouvrir. On verra… !

    Propos recueillis à Paris le 15 novembre 2023

    Split en images :

    FBwhatsapp facebook Tweet
    Sur le même sujet
    Commentaires
    Back to Top