Lancée aux États-Unis en mars 2018, Barry est l'une des meilleures séries de ces dernières années. Mais trop peu de gens le savent. Malgré le logo HBO qui ouvre chaque épisode, ses neuf Emmy Awards (pour quarante-trois nominations) ou même la présence de l'ex-Fonzie Henry Winkler au casting, le show n'a jamais été un hit en termes d'audiences ou de conversations générées en ligne, mais sa qualité a fait l'unanimité auprès de ses fans, dont le nombre a heureusement grandi au fil des ans.
Une comédie très noire portée par Bill Hader, second rôle récurrent de la comédie américaine passé par le Saturday Night Live, qui en est également l'un des réalisateurs, le co-scénariste et le co-créateur avec Alec Berg. Et qui raconte comment un vétéran de la Guerre en Irak, devenu un tueur à gages dépressif, tombe sur les membres d'un cours d'art dramatique au hasard d'un contrat et se prend de passion pour leur monde.
La comédie y donne la réplique au thriller. Le drame et la romance font bon ménage. Et l'action s'immisce de plus en plus au fil du récit, avec un brio grandissant, comme dans cet épisode réalisé par Bill Hader lui-même dans la saison 3, où l'on croirait voir une adaptation en prises de vues réelles du jeu GTA.
Un habile mélange des genres qui n'en oublie pas l'humain et nous offre une drôle de galerie de personnages, que les auteurs et leurs interprètes ont su sortir des archétypes qui les guettaient. Entre le prof cabot Gene Cousineau (Henry Winkler). Sally, la femme dont Barry va tomber amoureux (Sarah Goldberg). L'associé du héros (ou anti-héros), joué par Stephen Root. Ou Noho Hank (Anthony Carrigan), étonnant membre de la mafia tchétchène.
Des talents qui, aux côtés de Bill Hader, ont évoqué avec nous la fin et les spécificités de cette pépite qui évolue au croisement de Breaking Bad et des frères Coen (influences d'abord inconscientes mais finalement revendiquées par l'équipe) mais a su creuser son propre sillon. Et se muer en une réflexion sur les rôles que chacun d'entre nous joue au quotidien.
LE DÉBUT DE LA FIN
Bill Hader : Lorsque nous avons écrit la saison 3, pendant la pandémie, nous avons décidé d'attaquer la 4 au même moment. D'en tracer les grandes lignes. Et c'est en faisant cela que nous nous sommes rendus compte que nous pouvions finir le récit là. Mais nous n'avons pas voulu nous engager pleinement dans cette direction avant d'avoir écrit le scénario [des épisodes] et senti que c'était vraiment là que la série devait se terminer.
Ensuite, ça nous est venu naturellement de cette manière. HBO a heureusement été d'accord avec cette idée. Lorsque je leur ai expliqué, ils ont trouvé que c'était logique. Je dirais que la fin est celle que j'avais dans un coin de ma tête depuis la saison 2. J'ai comme toujours su que nous allions dans cette direction et que, si cela pouvait se passer comme prévu, ce serait génial.
J'espérais éviter que des choses mises en place dans la saison 1 ne mènent à rien par la suite. Mais les choses les plus étranges semblent être dans la série depuis le début. Et pour ce qui est de la fin, nous avons fait ce que vous verrez, et c'est à prendre ou à laisser (rires)
La fin est celle que j'avais dans un coin de ma tête depuis la saison 2
Comment se prépare-t-on à dire adieu à un personnage que l'on a incarné si longtemps ?
Bill Hader : J'essaye de ne pas trop y penser. Pour moi, les adieux ce sont surtout avec les personnes avec qui vous avez travaillé sur la série, les équipes techniques, les autres acteurs. Ça, c'est la partie la plus difficile d'une fin de série. Mais je n'y pensais pas pendant que nous le faisions. Comme j'écris en plus de jouer Barry, je cherche surtout à raconter une histoire de manière pragmatique, en m'assurant avant tout que les choses aient du sens.
Et même lorsque j'ai tourné mon dernier plan en tant que Barry, il a fallu que l'on me dise que c'était mon dernier plan. Et j'ai juste répondu : "Oh" (rires) Mais je n'y ai pas trop pensé.
Henry Winkler : C'est moi qui ai eu le dernier plan de Barry. Ce n'est pas le dernier de la série, car nous n'avons pas tourné dans l'ordre. Mais je suis dans le dernier plan que nous avons tourné. Et quand je suis sorti de la pièce dans laquelle j'étais, l'équipe était là et je lui ai parlé. Et Bill m'a serré dans ses bras, il m'a remercié, en chuchotant à mon oreille, d'avoir été un aussi bon collaborateur.
Et j'ai pleuré. Car il y a eu tous ces hauts et ces bas : le pilote, l'attente, la première année, la pandémie, les deux ans et demi entre les saisons 2 et 3… Et là nous étions arrivés à la fin. J'ai adoré faire cette série. J'ai adoré jouer ce personnage.
Sarah Goldberg : C'était amusant de tourner ces dernières scènes. On ne peut pas en faire trop et risquer de faire basculer l'histoire à cause des émotions que l'on ressent en tant que personne qui laisse partir un personnage. Il faut juste dire ses répliques et rester fidèle à celui ou celle que l'on incarne. Je me souviens des dernières prises : c'était difficile, et quand j'ai demandé à Bill s'il en voulait une autre, il m'a répondu "Je pense que nous avons ce qu'il faut". Et c'était la fin.
Je pense qu'on ne peut pas se préparer à cela. Il faut juste laisser aller les choses en douceur. Je pense que nous ferons le deuil de ces personnages pendant un an ou plus, mais ce genre de série n'arrive qu'une seule fois dans une vie, même si nous n'avons jamais pris cela pour acquis.
Anthony Carrigan : J'ai mis un point d'honneur, lors de mon dernier jour, à vraiment tout absorber. A ne prendre aucun moment pour acquis, car toute cette série a été l'une des choses les plus cool de ma vie. Je voulais savourer chaque seconde de ce show, viser les étoiles et y aller le plus fort possible. C'est ainsi que nous avons obtenu les meilleures choses de Barry, et je voulais m'assurer que mon dernier jour ne soit pas différent.
D'UN TON A L'AUTRE
Bill Hader : L'une des principales difficultés, sur la série, a été de garder un ton qui soit drôle tout en restant terre-à-terre. Mais il m'a toujours paru important que la violence soit plutôt réaliste. Ou alors, si elle devait être stylisée, qu'elle ait quelque chose de dérangeant. Nous n'avons jamais cherché à traiter la violence par armes à feu avec désinvolture. J'espère que, quand les gens regarderont Barry, ils réaliseront que même si mon personnage et d'autres utilisent des armes, cela ne semble pas les rendre heureux pour autant (rires) Ça les détruit même. J'espère qu'on le ressent dans toute la série.
En général, et je parle d'après ma propre expérience, on a tendance a écrire quelque chose de trop drôle, ou de trop sombre, puis on cherche à équilibrer les tons. Et puis il y a des scènes que vous ne voulez pas équilibrer, car vous vous dites qu'il faut qu'elle restent totalement drôles. Ou, à l'inverse, une scène de cette saison entre Sally et un gars dans une salle de bain, qui ne peut pas du tout être drôle.
Vous essayez juste de trouver ce qui a du sens et ce qui n'en a pas. Le dernier épisode de la saison 3 n'avait, par exemple, rien de comique. Et j'ai eu l'impression que, dès qu'on essayait d'y mettre de la comédie, la série la recrachait. C'est très perturbant et fascinant à la fois, de voir qu'une histoire ne veut pas d'un élément. Il faut alors être honnête et se dire que l'on ne va pas forcer les choses.
Barry est une série sur des personnages moralement ambigus. Parfois même en faillite morale.
Sarah Goldberg : J'ai l'impression d'avoir grandi en regardant la télévision, où les personnages féminins n'étaient réduits qu'à une seule chose : soit la gentille, soit la méchante, soit la traînée… Le genre d'archétypes qui ne me semblent pas réalistes et ne représentent pas les femmes que je connais dans le monde. Sally a certes été présentée comme un personnage de petite amie, mais c'était plus un cheval de Troie.
Très vite, les choses ont été bouleversées, et elle est devenue bien plus complexe. Voir à la télévision des femmes qui ne sont qu'une chose, ou qui sont juste aimables, ne m'intéresse pas. L'idée d'être juste sympathique ou antipathique ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est la complexité et les raisons pour lesquelles les gens se comportent comme ils le font, que ce soit bien ou mal.
Barry est une série sur des personnages moralement ambigus. Parfois même en faillite morale. Et je ne voulais pas être la voix de la raison, le baromètre qui indique les bonnes décisions. En tant que seule femme régulière de la série, je voulais que Sally reste dans la même zone d'ombre que les hommes, car cela correspondait à une histoire moderne et au monde dans lequel nous vivons.
UNE SÉRIE SOUS INFLUENCES
Bill Hader : Avec mon chef opérateur Carl Herse, nous parlions souvent d'éléments visuels tirés de photos ou de films, pour réfléchir autour. Nous avons par exemple beaucoup parlé de l'ouverture de Cendres et diamant d'Andrzej Wajda, que j'ai montrée à tous les chefs opérateurs de la série - Paula Huidobro dans les saisons 1 et 2, Carl depuis - pour leur montrer la sensation que je recherchais, et ce style posé mais naturel.
Et pourtant, malgré cette envie et ces observations, on finit par faire quelque chose qui rappelle les frères Coen (rires). On finit par reconnaître que l'on a ça dans le sang. On aime tellement les frères Coen. Je pourrais vraiment vous citer un paquet d'influences, sauf qu'à l'arrivée, vous allez regarder le résultat et y voir les frères Coen (rires). C'est inévitable.
Stephen Root : Travailler avec les frères Coen [sur O'Brother, Ladykillers, No Country for Old Men et La Ballade de Buster Scruggs, ndlr]. Et je vois des similitudes avec Barry. Déjà, Bill est cinéphile. Il aime le cinéma. Et si vous aimez le cinéma, vous devez aimer les frères Coen, pour la structure de leurs films, leurs histoires et leurs castings.
Or, il est aussi question d'histoire et de vision ici. Et comme Bill a réalisé toute la saison 4, elle est très Coenienne. Lorsque j'ai travaillé pour eux, il y avait beaucoup de story-boards. Ils savaient exactement ce qu'ils voulaient faire et pouvaient le montrer sur un tableau. Quitte à finalement rejeter une idée et décider d'improviser sur le plateau. Et c'est exactement ce que nous avons fait ici aussi.
Bill Hader : J'ai aussi aimé Breaking Bad, évidemment. Et je pense que Barry, surtout la première saison, doit beaucoup à Breaking Bad, en matière de propulsion narrative et à travers cette idée d'un personnage qui navigue entre deux mondes. Mais il est clair que Barry n'est pas Walter White (rires) Il n'est pas très malin, donc c'est amusant de voir où il va.
Je n'ai jamais vu Barry comme un anti-héros. La première fois que nous avons parlé du projet avec Alec Berg, nous nous sommes dit : et si nous en faisions un tueur à gages... mais que c'était moi. C'est-à-dire un mec nerveux, qui n'est pas du tout John Wick, qui n'est pas cool. J'aime les films John Wick, ne vous méprenez pas. Mais l'idée n'était pas de faire ça. Plutôt de savoir ce que cela fait à votre âme lorsque vous tuez quelqu'un.
Barry éprouve de l'empathie, ou quelque chose comme ça. Il ressent quelque chose et cherche à comprendre ce que c'est, et peut-être que ces cours d'art dramatique vont l'aider. Et j'ai le sentiment que, dans la saison 4, tous les personnages souffrent du même mal que Barry. Chacun tente de déterminer quelle est sa nature, et la manière dont il peut la changer.
BILL HADER : ACTEUR ET RÉALISATEUR
Bill Hader : C'est Alec Berg qui s'est battu auprès d'HBO pour que je réalise le pilote de la série, et je lui en serai toujours redevable. La plus grande chose que j'ai apprise en réalisant, c'est qu'on peut facilement se laisser submerger et trop réfléchir, et qu'il faut donc rester simple et pragmatique. Et bien préparer les choses, en gardant en tête que chaque plan peut raconter une histoire.
Je suis également devenu plus confiant en ce qui concerne le montage et le rythme. J'avais moins peur de couper certaines choses, de faire en sorte que l'on reste en retrait pour laisser les choses se développer. Chaque épisode dure trente minutes, il fallait couper, bouger. S'il y a une performance intéressante, il faut la voir en entier. Mais tout ceci est venu avec la pratique et les erreurs, car c'est aussi en se trompant que l'on apprend.
Barry n'est pas le Walter White de Breaking Bad. Il n'est pas très malin, donc c'est amusant de voir où il va
Henry Winkler : Bill a toujours voulu être réalisateur. Le Saturday Night Live était comme un détour. Mais son rêve, en débarquant de l'Oklahoma, était de réaliser. Il a une connaissance savante [du cinéma] : il connaît tous les films, toutes les répliques, tous les acteurs qui ont jamais joué dans un film. Il aime ce travail, et il en avait quatre ici : producteur, scénariste, acteur et réalisateur.
Il ne faisait pas l'intendance, et dieu merci, car j'adore les en-cas (rires) Mais il est brillant. Et Alec Berg est l'un des plus grands auteurs de comédie de toute l'industrie. J'ai passé des moments merveilleux avec eux. J'apprenais mon texte chez moi, à Los Angeles, puis je me rendais sur le plateau et Bill me transportait au Pérou. Tout à coup, je me retrouvais dans un endroit dont je ne soupçonnais pas l'existence dans la scène.
Sarah Goldberg : Je pense que Bill a toujours eu une idée précise du type de série qu'il voulait faire et de l'histoire qu'il voulait raconter. Il est arrivé avec beaucoup d'assurance sur la première saison, mais nous avions beaucoup de réalisateurs qui lui ont appris des choses. Et, en fin de compte, il a été assez intransigeant dans sa vision, en ce sens qu'il a très clairement vu ce qu'il voulait faire et qu'il y a réfléchi de manière à ce que ce soit inspirant pour nous aussi de faire partie du projet.
Je pense qu'il a grandi en tant que réalisateur. Lorsque vous comparez les plans de la saison 1 et ceux de la 4, on constate à quel point la série a grandi aussi sur cet aspect. Sa manière de filmer était très cinématographique, ce qui est rare à la télévision. Mais c'était passionnant.
BARRY, UNE SÉRIE… SUR DES ACTEURS ?
Au-delà du mélange entre comédie, drame et thriller, "Barry" ne serait-elle finalement pas une série sur les rôles que chacun joue au quotidien ? Sur l'opposition entre ce que l'on veut montrer et ce que l'on est réellement ?
Sarah Goldberg : C'est une excellente question et, pour moi, ce qui fait que la série fonctionne aussi bien. Aussi sauvage que puisse être son ton, Barry pose, en son coeur, des questions fondamentales sur ce que signifie être humain. Toute la série repose sur le questionnement suivant : "Suis-je une bonne personne ?" On peut être une bonne personne et prendre de mauvaises décisions. Et combien en faut-il pour être qualifié de mauvaise personne ?
L'ambiguïté morale de la série et l'espace dans lequel elle a évolué sont ce qui a permis de garder l'ensemble aussi intéressant pendant tant de temps. Tout le monde est le héros de sa propre histoire dans cette série, tout le monde a développé des mécanismes d'adaptation et montré des facettes de ce qu'il prétend être et est en réalité. Même si beaucoup de choses sont exagérées, la série peut être vue comme une métaphore de la vie, de la façon dont nous fonctionnons tous en permanence avec ces petites décisions à prendre au jour le jour.
Bill Hader : C'est une idée que je retrouve dans la vie de tous les jours. Les gens parlent de jouer la comédie mais - et je sais que cela va paraître prétentieux - nous jouons tous la comédie, tous les jours. Nous jouons à la maison, au travail, dans tous les domaines. Nous ne sommes pas constamment en train de nous cacher derrière la façade de ce que nous aimerions ou pensons être. Mais il y a aussi cette partie de nous qui se dit que si le monde savait que nous sommes ainsi, cela craindrait terriblement.
Anthony Carrigan : Barry parle de ce que nous prétendons être, de ce que nous aimerions être et de ce que nous sommes vraiment, ainsi que de la possibilité d'être honnête, ou non, à ce sujet. Quand on est acteur, c'est terrible quand on joue faux. Mais quand on est honnête, c'est là qu'on obtient les meilleures choses. C'est grâce à ces parallèles amusants et bizarres, mais intentionnels, que je suis moi-même un fan de la série.
Stephen Root : Aucun de nous ne montre réellement qui il est au quotidien. Et cette série permet de plonger dans les recoins les plus sombres de votre psyché. Il est parfois difficile d'y aller sur le plan personnel. Mais c'est fantastique à voir dans un divertissement.
Barry parle de ce que nous prétendons être, de ce que nous aimerions être et de ce que nous sommes vraiment, ainsi que de la possibilité d'être honnête, ou non, à ce sujet
Bill Hader : C'est pour cette raison que, dans le pilote, lorsque Cousineau dit à Barry "Tout ce que je veux, c'est la vérité", je trouve ça drôle. Peut-on vraiment être honnête ? (rires). C'est une question que l'on se pose même avec les scénaristes. C'est intéressant.
Henry Winkler : Toute bonne écriture repose sur une réalité qui existe. Et c'est pour cette raison que Shakespeare est encore là depuis 500 ans. Vous connaissez tous les personnages de Barry, vous les avez rencontrés. Vous avez déjeuné avec eux, vous avez eu des réunions avec eux, vous les avez croisés dans un couloir. Ils vous ont refusé des choses.
Si vous êtes un peu perspicaces, comme le sont Bill Hader et Alec Berg - la crème de la crème des scénaristes - vous allez voir évoluer des personnages que vous connaissez bien. Gene est basé sur quatorze professeurs que j'ai eus, à l'Emerson College ou à l'école d'art dramatique de Yale. Et la femme d'Alec Berg a suivi des cours d'art dramatique pendant lesquels elle a pris des notes, dont il se sont servis pour écrire Gene.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 6 avril 2023