De quoi ça parle ? Quelques mois après mai 68, Robert, normalien et militant d’extrême-gauche, décide de se faire embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne. Comme d’autres de ses camarades , il veut s’infiltrer en usine pour raviver le feu révolutionnaire, mais la majorité des ouvriers ne veut plus entendre parler de politique.
Quand Citroën décide de se rembourser des accords de Grenelle en exigeant des ouvriers qu'ils travaillent 3 heures supplémentaires par semaine à titre gracieux, Robert et quelques autres entrevoient alors la possibilité d'un mouvement social.
Une histoire vraie édifiante
Les "Etablis" sont des étudiants qui, à partir de 1967, "s'établissaient" (se faisaient embaucher) dans les usines pour mieux connaître le milieu ouvrier, avec pour objectif de prendre part aux luttes sociales.
L'Etabli de Mathias Gokalp est adapté du roman du même nom de Robert Linhart, paru pour la première fois en 1978. Militant communiste, le jeune homme se fait engager dans l'usine Citroën de la porte de Choisy à Paris, en 1968, à 24 ans. Il passe ainsi une année comme ouvrier dans cet établissement où il travaille à la chaîne, subissant, au même titre que ses collègues, des conditions de travail inhumaines, mais aussi les méthodes de surveillance des supérieurs.
Robert Linhart décrit également d'autres sujets inhérents à cet univers, comme la 'lobotomisation' des salariés, le racisme et bien sûr l'inévitable grève. L'Etabli constitue ainsi un portrait du monde ouvrier français de la fin des années 1960 vu de l'intérieur. L'écrivain a été marqué par cette expérience, tant physiquement (il a perdu plusieurs kilos) que psychologiquement. Au final, il en a tiré un livre particulièrement authentique, considéré comme une référence en la matière.
Une belle plume avant tout
Mathias Gokalp a lu L’Établi lorsqu'il était étudiant en cinéma. Le réalisateur a été, évidemment, sensible à son contenu politique, mais, plus encore, a été happé par la qualité littéraire du texte. Il explique : "Robert Linhart était pour moi un écrivain « contemporain » que j’aurais placé tout en haut de mon panthéon littéraire avec Duras et Koltès."
"J’ai grandi dans la bourgeoisie où l’éducation cherche à développer les qualités des individus, à ce qu’ils se découvrent eux-mêmes et s’améliorent : en lisant ce livre, je m’apercevais que le monde ne fonctionnait pas du tout sur ce principe et que la société avait pour principal objectif de fabriquer des travailleurs et des forces de production. Des enfants de ma classe d’âge n’avaient pas les moyens de faire des études et devaient travailler plus tôt qu’ils ne l’auraient souhaité."
"Ils étaient absorbés et broyés par cette machine. L’Établi disait très clairement la violence, l’absurdité, la folie et le caractère impersonnel de cette machine."
Travail d'adaptation
Le livre de Robert Linhart est une chronique comprenant une description du travail très fine et des portraits marquants. La première idée à laquelle Mathias Gokalp s'est raccroché a été de restituer le rapport au travail et de faire vivre les personnages autour de Robert : ouvriers, contremaîtres, patrons, immigrés, etc. Le metteur en scène confie :
"Je me suis aperçu à quel point son récit et sa structure étaient savants, avec une force dramatique très élaborée. Pour l’adaptation, il y a eu deux temps, avec deux scénaristes. Avec Marcia Romano, ça a été un temps de défrichage et de définition du périmètre : on a décidé quels personnages et quelles parties du récit on allait garder (les deux premiers tiers du livre)."
"Dans la période avec Marcia, j’étais trop précautionneux avec le texte et je n’arrivais pas à m’en éloigner. On l’a ensuite confié à Nadine Lamari en lui laissant les mains libres. Nadine connaît très bien le monde ouvrier et avait envie depuis longtemps de travailler sur cet espace. Elle a amené beaucoup d’éléments narratifs. Elle a pris le récit et en a fait une fiction."
Reconstituer l'usine
Pour reconstituer la chaîne de fabrication de 2CV, Mathias Gokalp et son équipe se sont installés dans les friches Michelin, à Clermont-Ferrand : "On a rempli des grands hangars avec les outillages d’usine en cessation d’activité de la région. Concernant les 2cv, nous avons travaillé avec des véhicules de collection qui ont été entièrement démontés pour être réassemblés sur la chaîne dans le film. Et des fabricants nous ont aussi fourni des pièces neuves, les carrosseries brutes et les portières. On ne fabrique plus de 2cv complètes mais on fabrique encore des pièces détachées pour réparer celles qui sont encore en circulation", se rappelle le cinéaste.
Côté casting
Robert Linhart est joué par Swann Arlaud. Mathias Gokalp justifie ce choix : "Swann est très costaud, ce qui rendait sa souffrance physique moins vraisemblable. Il a été très précis dans ses gestes, il a joué la maladresse avec beaucoup de justesse, de naturel, alors qu’il n’est pas maladroit."
"Mais il a la fragilité intérieure qu’avait Robert. Il a aussi apporté au personnage une forme d’opacité. On met du temps dans le film à comprendre le personnage. Le personnage se fend au fur et à mesure et ça, Swann l’a construit avec son jeu."
Au-delà des têtes d’affiche qui incarnent des institutions (Olivier Gourmet en syndicaliste, Denis Podalydès en directeur de l’usine, etc.), Mathias Gokalp a décidé que les ouvriers seraient joués par des figures peu connues. Le réalisateur explique :
"Ce sont des professionnels mais on voulait des jeunes acteurs français peu vus et talentueux. Okinawa Valérie Guérard, la directrice de casting, les a trouvés à la sortie du Conservatoire ou au théâtre. Ils sont d’ailleurs plus habitués à la scène qu’à la caméra."
"Ils ne sont pas dans le pur naturalisme et ce sont des forces de proposition, dans des rôles de composition. Swann les a accueillis comme un grand frère avec beaucoup de générosité et de bienveillance."
"Swann sait ce que c’est que de jouer les seconds rôles, d’être un comédien peu connu. Il y a des plans où il s’effaçait derrière eux. Il est avec les autres sans se mettre en valeur et c’est grâce à lui que le film devient l’histoire d’un groupe et pas d’un héros."