Un régal ! François Ozon est l'un des réalisateurs français les plus distingués de notre siècle, nous ayant offert des films tantôt bizarres voire WTF ("Ricky" en 2009, "L'amant double" en 2017), et tantôt des films plus légers ("Potiche" en 2011), d'autres un peu plus graves ("Dans la maison" en 2012, le très bon "Frantz en 2016), tous mettant le personnage de la Femme plus ou moins en valeur, à croire que le thème féministe lui tient beaucoup à coeur. Adapté d'une pièce de théâtre écrite par Robert Thomas en 1958 et représentée pour la première fois en 1961, "Huit femmes", sorti en 2002, est le mariage de la comédie, du polar et de la comédie musicale. L'histoire prend place dans une grande demeure bourgeoise durant les années 1950, dans laquelle huit femmes liées de famille se réunissent pour passer les fêtes de Noël. Hélas, les joies des fêtes sont de courte durée puisque Marcel, le maître de maison est retrouvé mort dans son lit, poignardé dans le dos. Sachant que personne d'autre n'est entré par effraction dans la maison, solidement protégée, le meurtrier est forcément l'une des huit femmes... mais laquelle? Le film suit donc la résolution de ce véritable Cluedo filmique dans lequel se rencontrent quiproquos, révélations, fausses pistes et chansons aux valeurs symboliques sur les personnages. Verdict: perso, je n'ai jamais jusqu'à présent lu la pièce originale, alors je ne pourrais pas juger sur la fidélité avec l'oeuvre papier. Néanmoins, le film ne me paraît pas trahir le support original. Trois visionnages permettent de confirmer mon ressenti: si ce film divise pas mal le public (6,3/10 sur SC, ou encore l'injuste moyenne de 3,1/5 sur Allociné), il est pour moi l'un des plus beaux et l'un des films français les plus subtils que j'ai vus ! Une pure réussite qui prouve que le cinéma français vaut largement le cinéma américain, et les autres cinémas internationaux (la preuve, le film obtient une note de 79% de critiques positives sur Rotten Tomatoes). Mon 10/10 va être largement justifié par ces huit raisons pour lesquelles "8 femmes" est un chef d'oeuvre : 1) Un casting exquis: tout d'abord, la première chose qui interpèle, à première vue de l'affiche, c'est la distribution. Quelle surprise ! De tous les âges, le film présente des personnages très vivants, par le biais de huit icônes du cinéma français: Catherine Deneuve ("Les parapluies de Cherbourg", "Belle de jour", "Indochine"), Isabelle Huppert ("La pianiste", "Une affaire de femmes", "Elle") interprétant ici une lady orgueilleuse et égoïste
mais ayant en réalité une passion secrète pour les histoires romantiques, ce qui n'est pas conforme à sa nature ;
Danièle Darrieux ("Marie-Octobre", "Madame de...", "Les demoiselles de Rochefort"), grand mère lunatique, Firmine Richard ("La première étoile", "Romuald et Juliette", "Bowling"), Emmanuelle Béart ("Manon des Sources", "Nelly et Monsieur Arnaud", "Mes stars et moi"), Virginie Ledoyen ("La plage", "La doublure"), Fanny Ardant ("Ridicule", "Pédale douce"),
lesbienne, et secrètement en couple avec Madame Chanel (Firmine Richard)
et très douteuse dans ses paroles ; et surtout, celle qui reste pour moi LA petite révélation du film: Ludivine Sagnier ! âgée de 22 ans lors du tournage du film mais interprétant un personnage de 16-17 ans tellement la jeunesse lui a collé à la peau, elle fait preuve d'une grande spontanéité dans son interprétation, et sans surjouer ni donner au spectateur l'illusion
qu'il s'agit en réalité de la "coupable", alors que de tout le film, elle est le personnage le moins suspect des huit.
Tous les personnages ont leur petit plus, leur petite spécificité, qui fait tout le charme du film, et évite ainsi ce dernier à trop se répéter. 2) Une comédie musicale inattendue: l'enquête est entrecoupée de huit morceaux, huit reprises pour les huit femmes. Ceux-ci tentent de refléter la personnalité des personnages et révéler certains secrets (notamment Isabelle Huppert, froide et détestable,
mais qui en réalité est une femme malheureuse recherchant désespérément le confort à travers les romans "à l'eau de rose",
Firmine Richard
avouant son lesbiannisme, lui permettant une plus grande ouverture aux autres, d'ou le titre du morceau: "Pour ne pas vivre seul",
ou même Virginie Ledoyen avec "Mon amour, mon ami", gaie et mignonne comme tout, révélant par la suite
sa grossesse et son véritable lien avec son prétendu père biologique, à savoir la victime).
La chose inattendue, c'est que, si le premier morceau est bon enfant à la limite du comique, les autres ne plombent à aucun moment l'intrigue du film, arrivant toujours au bon moment, ce qui fait que l'ennui ne pointe jamais son nez. 3) Une musique bien mise en valeur: cette idée rejoint la précédente ; la musique du film signée Krishna Levy, caractérisée par une orchestration proche du classique, accompagne le suspense du film sans être trop pompeuse même si je trouve qu'elle est un peu trop linéaire par moment... ce qui ne l'empêche d'être par moment très belle voire presque émouvante. 4) Un film musical, mais: une comédie avant tout: ensuite, le film est porté par de très bons gags, souvent par le biais du comique de situation basé sur les mystères que tiennent les héroïnes en elles. Mention spéciale à Firmine Richard et Fanny Ardant, toutes les deux à mourir de rire
parce qu'au final Richard est la seule à comprendre réellement la supercherie au bout d'un moment mais ne trouve pas le moment de le déclarer, tandis qu'Ardant pose beaucoup de doutes au spectateur, semblant elle-même se désigner comme la dealeuse par moment, alors qu'il n'en est rien.
Le film est rempli d'autodérision, et au bout du compte, la Mort n'est presque plus prise au sérieux par ces huit étoiles qui semblent toutes beaucoup s'amuser dans leurs interprétations. 5) Mais aussi, un thriller efficace: sous ses apparences de "film pour filles" teintées de roses, celles-ci se fanent bien vite (je reprends Behind the Mask pour le coup) pour laisser place au suspense, à travers un huis-clos digne des "Huit salopards" (2016) de Quentin Tarantino. On ne peut à vrai dire pas vraiment parler de réelle tension, mais le thriller réussit à se frayer une place entre le comique et la musique de manière jubilatoire: rire de la situation improbable? la prendre au sérieux? De multiples interprétations peuvent être effectuées, je rejoindrais personnellement celle du rire dans la situation initiale, tragique, rejoignant une thèse qui divise: peut-on rire de tout? Parce qu'en effet, les personnages par moment ne prennent plus du tout au sérieux l'intrigue initiale, c'est à dire l'enquête sur la mort de Marcel, maître de maison mari de Gabrielle dite Gaby (Catherine Deneuve) et père de Catherine (Ludivine Sagnier). A tout moment, l'intrigue est poussée au second plan pour laisser place à d'autres sous-intrigues pas forcément liées à l'enquête, notamment les nombreuses scènes de dispute entre Gaby et Augustine (Isabelle Huppert), soeurs ennemies, ou encore les dialogues entre Catherine et Suzon (Virginie Ledoyen), deux personnages encore pratiquement enfants. 6) Un mariage d'amour, celui de ces trois genres: lier ces trois genres bien différents, je crie au génie. Quel défi! Qui, à part François Ozon, a déjà songé à cela pour la réalisation d'un film? Les trois genres sont très bien reliés et aucun d'entre eux n'est délaissé afin de mieux laisser place à un genre en particulier. 7) Un retournement final étonnant: ah,...... Nombreux sont les films à twist final dont j'ai été spoilé... "Seven", "Usual Suspects", "Le Prestige" et j'en passe! Tous ces films m'ont déçu à cause d'un petit hic, celui de ne pas avoir été surpris. Et pourtant malgré son statut assez culte, "Huit femmes" comporte un retournement final totalement inattendu (et pour une fois, je ne connaissais rien de lui), voire presque oublié (la preuve, il n'est quasi jamais mentionné dans la liste des films à retournement de situation), dégageant une morale très juste sur les conditions de vies et les relations entre l'Homme et la Femme:
à la fin du film, il est révélé que Catherine, qui est comme déjà dit le personnage semblant être le plus innocent du film, a comploté contre sa famille pour qu'elles se rendent compte de leur comportement vis à vis de Marcel, la victime, unique personnage masculin du film. Cette fin désigne tout le contraire des clichés habituelles des hommes machos et misogynes qui délaissent leurs femmes, ou les laissant effectuer les tâches les plus désagréables, un peu à la manière de "Gone Girl" (2014) de David Fincher. Puis, c'est bien connu, on se rend réellement compte de la valeur d'une personne uniquement lors de son absence. Grosso modo, l'idée ici est de mettre l'Homme et la Femme sur un même pied d'égalité, donc aucun cliché misogyne, contrairement à ce que j'ai pu lire.
8) Des décors charmants: enfin, une partie de la beauté du film réside dans les décors et les costumes. Les paysages enneigés qui entourent la demeure me font une nouvelle fois penser aux "Huit Salopards" de Tarantino (serait-ce un remake caché? ^^), même s'ils ne sont pas énormément montrés pour être inoubliables. Bon, je crois que j'en ai suffisamment dit... Pour conclure, "Huit femmes" est pour moi un grand classique du cinéma français, injustement sous-estimé, un polar comico-romantique que je ne peux m'empêcher de défendre pour les nombreuses qualités inaperçues par tous ; dans tous les cas, il ne vous laissera pas indifférents !