Après être brusquement retourné à son obsession pour la déformation du temps et de l’espace dans Tenet en 2020 (et les intrigues garanties 100% mal de crâne qui vont avec), Christopher Nolan semble plutôt avec Oppenheimer reprendre la trajectoire qu’il avait initié avec Dunkerque en 2017. Car les deux films ont finalement pas mal de choses en commun, et ça va bien au-delà de la simple période de l’histoire à laquelle ils se déroulent (tous les deux centrés - d’une manière très différente c’est vrai - autour de la Seconde Guerre mondiale).
En fait, Oppenheimer, de par son statut de biopic (le seul de la filmographie du réalisateur), se donne le rôle d’ausculter très précisément la vie mais aussi les tourments du « père de la bombe nucléaire », là où Dunkerque lui aussi mettait en scène le désarroi de milliers d’hommes abandonnés à leur sort sur les plages françaises dans l’attente d’être évacués. On a donc bien dans les deux films la volonté de mettre en lumière un épisode de l’histoire (dans Oppenheimer, c’est le projet Manhattan), mais aussi du dresser un riche portrait moral et psychologique des personnages.
Nolan cherche donc à ajouter une certaine profondeur, un certain relief à l’histoire, de remettre l’humain et ses craintes au cœur des plus grands événements du XXe siècle. Et comme c’est réussi ! Le cinéaste fait du scientifique Robert Oppenheimer le personnage le plus complexe et développé de sa filmographie, et de loin, bien aidé par l’incroyable performance d’un Cilian Murphy complètement métamorphosé, qui mériterait d’ailleurs bien un petit Oscar, non ?
Parce que c’est clairement l’autre atout de ce film : mais quel casting ! On aurait éventuellement pu s’attendre à une suite de caméos lourds et sans intérêt, où chaque célébrité aurait ses quelques secondes de gloire avant de repartir tranquillement le cachet en poche, mais pas du tout ! Déjà parce qu’ils sont tellement grimés pour ressembler aux différents personnages historiques qu’on ne les reconnaît même pas (mention spéciale à Gary Oldman super bien déguisé en président Truman). Et puis surtout parce qu’ils font tous le job à fond, mais sans en faire des caisses, discrets comme il faut puis grandioses quand c’est leur moment, se fondant parfaitement dans leur personnage et l’attitude qui va avec. Impossible donc de ne pas souligner la redoutable performance de Robert Downey Jr, l’antagoniste de ce récit, mais la sauce prend aussi très rapidement pour Matt Damon et Emily Blunt (dont le jeu semble même s’étoffer heure après heure jusqu’à
une non-poignée de main
totalement jubilatoire).
Un casting 37 étoiles pour un film fleuve de 3h00 particulièrement bavard et scientifiquement complexe (on sent que Nolan, passionné de sciences, se fait un immense plaisir de pouvoir nous faire ressortir de la salle moins bête que l’on y est entré, la première partie du film pouvant être rapprochée à un cours vulgarisé sur l’énergie atomique). La dernière heure, plus centrée sur le « procès » donné à Oppenheimer par la Commission de l’Energie Atomique et sa rivalité avec Strauss, met bien en avant la disgrâce du personnage abandonné par ses anciens collègues à l’aide de joutes verbales passionnantes qui font de ce procès le véritable climax du long-métrage.
Bon, évidemment, si vous ne venez que pour l’explosion, vous allez trouver le temps long, et même crier au scandale lorsque vous vous rendrez compte que
l’explosion en question a lieu dans un long silence de 2 minutes, le temps que le son arrive jusqu’aux plateformes d’observation situées à des kilomètres du site. Et pour ce qui est d’Hiroshima et Nagasaki, ils ne sont évoqués que rapidement et aucune image de l’événement n’est montrée à l’écran, le réalisateur préférant rester focalisé sur Oppenheimer et ses angoisses lorsqu’il comprend qu’il a créé l’arme qui pourrait détruire le monde
Voilà qui illustre une nouvelle fois formidablement bien la capacité de Nolan à déjouer nos attentes et, oh que oui, à nous surprendre.
Et puis, c’est sûr qu’on ne ressort pas forcément d’Oppenheimer comme on ressortait d’un Interstellar par exemple, complètement bouleversé par la montée en puissance de l’émotion et par l’aspect grandiose du film. Ici la tonalité est plus neutre, comme celle, allez, d’un documentaire (bon un documentaire particulièrement bien réalisé alors), on va dire moins propice à l’émotion. En fait, le film se regarde avec plus de pragmatisme, on garde les pieds sur Terre là où d’autres films de Nolan nous faisaient littéralement décoller de nos sièges pendant 2 bonnes heures. Il faut l’accepter : le cinéma de Nolan a changé. Ni moins bien ni mieux, mais différent.
Visuel : élégant et soigné, quasi-expérimental parfois, comme lorsque l'arrière-plan tremble pour évoquer les remords du scientifique qui réalise qu'il a créé l'arme qui pourrait détruire le monde
(la scène du discours tourmenté d'Oppenheimer auprès de ses équipes juste après les bombardements japonais est d'ailleurs l'une des plus captivantes du film)
La reconstitution des années 40 est parfaite et les très gros plans sur le visage du scientifique nous plongent dans l'intimité et les sentiments complexes du personnage (en plus de superbement mettre en valeur le jeu de Murphy). Tout ça fait d’Oppenheimer une vraie merveille sur le plan technique, on sent les 25 ans d’expérience de Nolan. 5/5
Scénario : l'intégralité du film étant centrée sur les dialogues (en particulier la dernière heure où longues tirades et brèves répliques se succèdent à un rythme effréné), Nolan ne pouvait pas se permettre de se planter sur ce point. Et il ne s'est pas planté du tout ! Les dialogues sont ciselés, riches en enjeux, et apportent de la texture aux personnages qui les déclament royalement. Les explications scientifiques aussi sont bien amenées, même si un peu compliquées c'est vrai, mais en tout cas on ne trouve pas la lourdeur des dialogues de certains biopics. Concernant l'intrigue en elle même, elle se joue sur plus ou moins 3 tableaux, ce qui peut un peu perturber au début, mais qui finalement permet de mieux soutenir la masse d'informations que Nolan met dans son long-métrage. 4,5/5
Acting : allez, donnez leur tous un Oscar ! 5/5
Son, musique : Bon, niveau son d'abord, on arrive quand même à des niveaux assez incroyable, que ce soit dans la profondeur des voix ou bien dans les bruitages - assez expérimentaux, là aussi - des atomes et autres molécules qu'imagine Oppenheimer dans ses visions. Par contre côté musique, Nolan a définitivement oublié Hans Zimmer sur les plages de Dunkerque et c'est bien dommage, même si Ludwig Göransson ne s’en sort pas si mal, avec par exemple une montée en tension très réussie juste avant l’explosion de la bombe. 3,5/5