Je ne vois pas beaucoup de films français au cinéma, mais ceux que je choisis me décoivent rarement. Le dernier en date, Grand Central, m'a tout particulièrement plu : comment résister à cette histoire de cœur -enfin, de cœur de réacteur ? Petite critique d'une romance radioactive.
L'Ennemi invisible et invincible
Dans son deuxième long métrage, Rebecca Zlotowski brosse le portrait des ouvriers du nucléaire, trop souvent absents du débat. Pourtant, ne sont-ils pas les premiers concernés ? Car tel que Gilles présente son travail à Gary, la nouvelle recrue, il consiste à apporter l’électricité dans les foyers au détriment de sa santé –et finalement de sa vie. Bon, la réalité est à l’image d’une Léa Seydoux transformée en camionneuse : bien moins sexy, bien moins glorieuse. En effet, nulle reconnaissance pour ces types qui ne sont pas des lumières mais sortent les autres du noir : ils vivent en marge de la société qu'ils éclairent, dans des taudis construits non loin de la centrale. Alors, comme pour compenser, il règne entre eux une extraordinaire fraternité : ensemble ils cassent la croûte, ensemble ils cassent la pipe. En témoignent d’ailleurs de nombreuses scènes, dont deux sont vraiment belles : la première se concentre sur Géraldine, toute gitane, qui interprète avec justesse « Maladie d’amour » (1), tandis que la seconde les réunit presque tous autour d’un repas de mariage. Celle-là, magnifiée par un travelling latéral, un ralenti et une restriction du son au son off, déborde de couleurs, de grâce et de chaleur humaine. C’est qu’ils veulent vivre, les galériens ! Mais ils viennent et restent pour l’argent, par amour ou par facilité ; ils restent pour toutes ces raisons ou parce qu’ils ne savent pas où aller.
Et lorsque Gary part enfin, son salaire de misère en poche et son amoureuse au bras, il est trop tard : la dose maximale a été dépassée.
La dose : voilà bien un terme de junkie que la jeune réalisatrice place dans la bouche de ces amants maudits, contaminés par les sentiments comme par les radiations. Car elle établit une analogie très explicite entre l'amour et la radioactivité, que viennent paradoxalement renforcer quelques contrastes tant visuels que sonores. Ainsi, à la campagne verdoyante et chaude s’opposent les murs blancs et froids de la centrale ; au rythme lent et apaisant des scènes en extérieur s’oppose le rythme rapide des scènes en intérieur -dont la collaboration entre ROB, qui signe la bande son, et le saxophoniste Colin Stetson contribue grandement à l'atmosphère oppressante. Mais dans l’un et l’autre de ces lieux, Rebecca Zlotowski filme des corps, des corps qui tremblent, s’étreignent et suent, des corps incurables si fréquemment récurés. C’est de cette manière qu'elle rend perceptible l'ennemi invisible et invincible, à travers la souffrance physique et psychique qu'il inflige aux travailleurs condamnés. Aussi la centrale nucléaire n'est-elle guère montrée : seuls quelques plans fixes et souvent serrés donnent une idée de sa dimension. Peut-être le cadrage traduit-il un double manque de recul : difficile d'avoir une vue d'ensemble d'une telle construction comme d'un tel sujet. Mais surtout, ce hors-champ qui glace le sang rappelle La Terre outragée : car il ne fait aucun doute que le monstre de métal, même s'il n'apparaît pas beaucoup à l'écran, se tient là, immobile, imposant et menaçant.
1) Henri Salvador.
Si la critique vous a plu, n'hésitez pas à faire un tour sur mon site !