Etant donné le fort lien de continuité entre les deux premières saisons de "Twin Peaks", cette critique prendra en compte les 29 premiers épisodes de ce monument de la télévision. Constitué d'une intrigue principale (l'agent spécial Dale Cooper enquête sur le meurtre sauvage de Laura Palmer) et d'autres secondaires (mettre la main sur la scierie locale ; définir le père de Lucy, la standardiste du secrétariat de police ; les histoire d'amour compliquées entre d'un côté Ed et Norma, de l'autre entre James et Donna ; les magouilles de Ben Horne ; les ambitions de Bobby Briggs, etc), "Twin Peaks" se fond dans une forme classique et jongle selon différents registres (drame, comédie, fantastique) afin de ne pas laisser le spectateur crouler sous la noirceur, puisque la série questionne la puissance du Mal. Il faudrait donc voir Twin Peaks comme une ville protéiforme, connue pour sa culture et ses lieux phares, pour ses personnages hauts en couleur, pour sa tranquillité et ses mystères inquiétants : le rythme de la série s'appuie ainsi sur l'ambivalence et le caractère insaisissable de cette ville, mais s'expose du même coup à l'ennui lorsque des problèmes de construction apparaissent. En dévoilant l'identité du tueur de Laura dès la moitié de la saison 2, à cause de la pression mise par les producteurs, les six ou sept épisodes qui suivent la révélation tant attendue sont basés sur des intrigues périphériques sans grand intérêt (la résurrection de Léo, Josie prise au piège, la "rivalité" entre Andy et Dick, les errances de James). La série semble se perdre entre épisodes comiques vulgaires et tentatives fantastiques quasi nanardesques ; il faut donc prendre son mal en patience avant que les cinq derniers épisodes prennent une nouvelle direction, plus ambitieuse, sombre et abstraite. David Lynch et Marc Frost bouclent la boucle en quelque sorte en revenant aux débuts de la saison 1, à savoir en matérialisant la connexion entre Laura Palmer et la Loge noire ou le lien entre deux mondes ayant leur propre logique. Les personnages de cette réalité alternative restent néanmoins opaques : on ne sait pas trop d'où viennent Bob, Mike, le nain ou encore le géant, ni quels sont les rapports précis entre eux. Ce que l'on peut déterminer avec certitude, c'est que Bob est une figure maléfique qui a besoin d'un corps humain pour pouvoir exister, se sert de la peur des personnages pour les instrumentaliser et exercer la terreur et la violence. Devant cette menace visible uniquement par les êtres déchirés (Cooper, la famille Palmer, entre autres), comment lutter ? Comment résister face au Mal ? Cette question, qui pourrait être posée devant presque tous les films de Lynch, s'impose ici à travers ce qui s'avère être la matrice des obsessions lynchiennes. Pour y répondre, une réplique intervient vers la fin de la saison 2 : elle provient du Major Briggs, un personnage mystérieux, animé d'une insondable bonté. Ce dernier,
torturé par le terrible Windom Earle
, est sommé de répondre à cette question : "Quelle est votre plus grande crainte ?" Réponse, déchirante d'angoisse et de fragilité : "Que l'amour ne suffise pas !". Si "Twin Peaks" met en scène autant de couples, d'histoires d'amour plus ou moins sérieuses, plus ou moins profondes, c'est parce que Lynch et Frost croient fermement que l'amour est le seul sentiment qui soit à même de contrer les forces obscures. Les relations amoureuses y sont toutes puissantes et permettent quelques scènes magnifiques, dont l'une se déroule au restaurant quand Dale Cooper et son supérieur Gordon Cole déjeunent avec Annie et Shelly. Pourtant, le final, d'un pessimisme inouï, anéantit violemment tous les moments de douceur de la série. C'est un voile noire qui finalement s'épaissit et qui rappelle des scènes d'une grande violence
(le meurtre de Maddy)
, montrant que la peur ne peut que gagner dans un monde aussi déchiré, constamment en proie au doute. La peur, grand thème de ces deux premières saisons, se place au-dessus de la galerie de personnages attachants et de motifs émouvants : elle est omniprésente mais Lynch et Frost donnent des armes pour l'appréhender : être dans le déni ne sert à rien, il ne suffit pas de la dédaigner pour la combattre : il faut la regarder en face, et trouver le courage nécessaire pour lutter. Tâche difficile, presque insurmontable, on attend qu'elle soit de nouveau questionnée dans une saison 3 réalisée deux décennies plus tard. Avant de s'attaquer à cette odyssée lynchienne, il faut saluer la beauté de ces deux premières saisons, qui auront su mettre en place un univers singulier, qui se seront révélées inégales mais passionnantes, drôles et effrayantes, et où l'amour ne suffit pas toujours.