À l’heure d’aujourd’hui, il est pratiquement devenu impossible de s’intéresser au cinéma sans regarder ce qu’offrent les séries. Désormais, ces deux médiums s’influencent réciproquement, et se questionnent mutuellement. Si les séries ressemblent de plus en plus au cinéma, ce dernier s’inspire de plus en plus du petit écran, figurant désormais comme un secteur plus (ré)créatif et accessible. En à peine plus d’une dizaine d’années, certaines productions télévisuelles ont atteint une ampleur si démentielle qu’elles peuvent sans prétention remettre en question la puissance de narration du septième art. Nul doute que « The Wire » (« Sur Écoute », si vous êtes impolis) est l’archétype de ce type de série. Méconnue pendant un grand nombre d’années à cause d’une diffusion restreinte en France, « The Wire », créée par David Simon et diffusée sur HBO de 2002 à 2008 au terme de cinq saisons, est une série austère, complexe, nécessitant une intention assez particulière. Mettant en scène la comédie humaine à Baltimore au sein d’une Amérique post 9/11, la série ne tarde pas à laisser murir un charisme et une vastité si importante qu’il devient difficile pour le spectateur d’encaisser une telle richesse narrative. Coupant les ponts avec le manichéisme, David Simon ne fait pas de cadeaux à ses personnages, et fait tomber petit à petit ses jouets, tous incarnés par des protagonistes passionnants, parmi lesquels se singularise l’inspecteur Jimmy McNulty.
« The Wire » suit les traces d’une autre série, également signée par David Simon : « The Corner », aussi diffusée sur HBO quelques années plus tôt. Si l’on compare les deux séries, on remarque sans difficulté l’aspect plus « commercial » de « The Wire », qui malgré son austérité, ne dispose pas de l’aspect « reportage » de sa prédécesseur. Néanmoins, elle dispose d’une autre arme : un cachet documentaire. En effet, Simon n’y va pas de main morte, allant jusqu’à prendre, à plus d’une reprise, de véritables ex-prisonniers pour incarner les dealers, ou les tueurs à gage. Mais le réalisme de « The Wire » ne vient pas uniquement de ces détails formels. Le long de son récit, la série s’approche de tous les sujets en rejetant en bloc les codes du dualisme. On peut citer de nombreux protagonistes, comme notamment Stringer Bell. Si ce dernier est objectivement une véritable ordure, il est difficile de ne pas s’attacher à lui et de comprendre son point de vue. Parallèlement au marché de la drogue, la série nous montre également les coulisses d’un système fédéral corrompu jusqu’à la moelle, truquant les statiques, sacrifiant bon nombre d’enquêtes et simulant l’honnêteté vis-à-vis des citadins. Au fil des saisons, nous passons donc par plusieurs environnements, comme celui des dockers dirigés par la mafia dans la saison deux, l’éducation dans la saison quatre, et le journalisme dans la saison cinq. Ainsi est dépeint le quotidien dans la ville de Baltimore, du ghetto à la mairie en passant par les bureaux de la presse locale.
Mais si l’intégralité de « The Wire » se passe quasi uniquement à Baltimore, la série n’abandonne pas pour autant son universalité. Baltimore y est décrite comme une ville malade, victime des retombées sociales et économiques et l’ère industrielle. Malgré tout, nous sommes loin des caméras à l’épaule de « The Corner » — qui se déroulait sur les mêmes coins de rue. Ici, l’histoire est posée, puis contée avec fluidité. Inutile de s’attendre à une réalisation léchée : pour tout ce qui rivalise de la mise en scène, « The Wire » est une série très académique, voire même impersonnel. Les acteurs sont également mis sur le premier plan, et nous est présenté un nombre impressionnant de personnages. Immersive, la série se base sur la répétition du quotidien. Quoi qu’il se passe, rien ne change. Un truand tombe, dix prennent sa place. Finalement, le quotidien est illustrer comme un piège, dans lequel Baltimore est tombée, et où elle se débat. Chaque personnage n’est jamais vraiment maitre de ses choix. D’ailleurs, l’austérité du feuilleton vient en grande partie de là : les lieux sont peu nombreux, et les journées se ressemblent. Résultat, les lignes narratives sont tissées à la manière d’un formidable potentiel pour la suite. D’ailleurs, la trame de la série dispose d’une manière habile de gérer le suspens : faire en sorte que le spectateur en sache plus que les personnages. Se place également la question de la valeur de la mise sur écoute. Indispensable pour mettre la main sur les gangsters, elle est néanmoins remise en question à plusieurs reprises, notamment lorsque certains policiers écoutent les conversations privées de leur cible.
Dissection des maux de l’Amérique, du clientélisme et la corruption, « The Wire » décline inlassablement les mêmes obsessions. Mais fort heureusement, David Simon ne tombe pas dans le piège de la série schématique. Il l’esquive en attribuant à sa série un souffle unique, celui du romanesque mélangé au réalisme, nous faisant suivre des personnages d’une humanité exceptionnelle, souvent porteurs d’espoir. Quoi qu’il arrive, les perdants sont toujours les mêmes : les chevaliers blancs et les idéalistes, qui s’ils veulent arriver à leur faim, sont obligés de choisir des méthodes aux antipodes de leurs principes. Déconstruction d’un broyeur urbain et des rouages de chaque jour, « The Wire » fait de Baltimore le symbole d’une société américaine à la dérive sur un océan de dynamite. Ancien journaliste du Baltimore Sun, Simon se plait à démonter ce système qu’il connaît bien : les manipulations venant du cœur du pouvoir municipale, la politique du chiffre, le thème de la sécurité comme un tremplin pour les ambitions personnelles… « The Wire » est un nid de documentation, montrant qu’il est difficile, voire impossible de réussir à monter les échelons en Amériques en restant propre. Deux exemples sautent aux yeux : tout d’abord celui de Cedric Daniels, qui dès qu’il est nommé commissaire divisionnaire, se voit retirer sa place pour avoir refusé de truquer les chiffres du crime. Ensuite, celui de Thomas Carcetti, démocrate platonicien qui, une fois élu maire de Baltimore, se retrouve immédiatement forcé de mentir et de faire une croix sur ses promesses de campagne.
Enquête policière doublée d’une fresque sociale, chronique d’une guerre citadine, « The Wire » nous place dans les coulisses des deux camps. Du coté de la loi, obéissant à ses lois hiérarchiques, et composée d’inspecteurs, de la brigade criminelle et des stupéfiants. Puis du coté du ghetto, des trafiquants, des braqueurs, des toxicomanes, et des petits dealers emprisonnés par la rue depuis leur naissance. En quelques mots, « The Wire » explore la misère urbaine (ghetto, clochard), la violence (la mafia, les tueries en pleine rue, le trafic) et la grande faillite des institutions (police, éducation, mairie) qui ne peuvent plus stopper l’engrenage. De Denis Lehane (scénariste de la série) à James Ellroy, la série déconstruit la société américaine comme une fatalité, et cela avec une précision d’horloger, assumant ainsi pleinement sa lenteur et son attachement à l’humain. Car « The Wire » capte autant les failles de l’homme que celles de la société. Le feuilleton invite notamment à l’introspection : car nous pourrions tous être ces policiers, ces professeurs, ces dockers, ces politiciens… Simon est donc introspectif sur le monde, mais aussi sur les paradoxes de l’humanité. La série révèle donc une part d’onthologie.
Certains personnages sont plus torturés que d’autres, comme par exemple Bubs, toxicomanes vivant à la rue, servant ici de prétexte pour montrer aux spectateurs la misère du ghetto de Baltimore. Il sera finalement le porteur d’un message d’espoir pour tout Baltimore, au prix d’une relation sinistre avec sa famille et une cure de désintoxication extrêmement dure. D’autres protagonistes sont absolument fascinants, comme Omar, braqueur prisonnier de la loi du Talion. Au départ secondaire, il devient petit à petit la figure emblématique de la série, à grand coup de répliques cultes, de charisme, mais aussi via le fait qu’il est homosexuel. On en oublierai presque qui est le véritable héros de « The Wire » tant chaque personnage dispose d’une influence égale au sein de l’intrigue. Mais de tous, il est incontestable que Jimmy McNulty est le plus influent. Inspecteur ivrogne, attachant et très critiqué par sa hiérarchie, il offre à la série toute la carrure du héros parfait et facile à suivre. En réalité, il n’est qu’un prétexte pour permettre à la caméra d’explorer les rouages d’un système dont il est l’une des clefs.
Finalement, il n’est guère étonnant que cette série continue à affoler les journalistes, les cinéastes, ou tout simplement ses spectateurs. Exploration de l’absurdité rationnalisée des institutions, « The Wire », œuvre fataliste, ascétique, passionnante, rigoureuse, additive et entrainante, fait preuve d’une intelligence et d’un réalisme dithyrambique. Au point que la frontière entre la réalité et la fiction y devient floue. Ainsi, la qualifier de « meilleure série de tous les temps » ne relève pas de la surenchère, mais l’euphémisme. Un condensé de tout ce que le petit écran fait de mieux. Œuvre herculéenne, sublime, hypnotique, mais qui, surtout, sait rester simple. Après cinq saisons en apnée, vient cette sensation, cette révélation qui nous paralyse. Cette même sensation qui nous hante, lorsque l’on sait que nous sommes face à une apothéose. Une exploration brillante de la misère, de la colère, et un ingénieux miroir de la condition humaine. Quand le mythe ne fait qu’un avec le réalisme. Ultime.