L’homme de « L’échine du diable » lui a vendu son âme. Del Toro, dans un geste visant à ressusciter des programmes anthologiques comme « Alfred Hitchcock présente » ou « Masters of horror » , fait venir la nouvelle gamme du cinéma horrifique et fantastique actuel pour une compilation de (petits) films, sous le sigle du Cabinet des curiosités. De curiosité, c’est surtout le choix des auteurs, dont deux d’entre eux seulement parviennent à tirer leur épingle du jeu (Ana Lily Amirpour et Panos Cosmatos), la série en invitant au total huit. Del Toro apparaît au début de chaque épisode comme un cinéaste devenu le Monsieur Loyal du cirque Netflix (son « Pinocchio » sortira dans quelques jours en exclusivité sur la plateforme californienne) et intronisant dans la grande arène mondiale ce qui est censé représenter le haut du panier du cinéma de genre américain - ou américanisé. La bonne nouvelle, c’est que plus de la moitié ne sont pas américains : une anglo-iranienne, un italien, une australienne, un canadien, un mexicain… volonté affirmée, et heureuse, de donner voix à des talents d’horizons divers - bien que tous plus ou moins broyés à la machine du speaking the same language.
Peut-être aurait-il fallu demander à des cinéastes un peu plus intrigants comme Ari Aster, Robert Eggers, Eskil Vogt, Lanthimos, Yeon Sang-Ho ou même Ducournau, pour que la soupe ait du goût et réveille des pulsions de cinéma qui ne se contentent pas d’aller chercher l’efficacité à la surface (efficacité très relative, d’ailleurs). Quelque part, cette pièce montée dit bien dans quelle impasse se trouve le cinéma de genre contemporain, depuis qu’il a troqué la question de la peur (des peurs) à une logique de surface et de court terme : jump scare, sound editing, vieilleries ressassées et abus de magie noire ont fini d’engouffrer le genre dans un lieu commun extrêmement attendu et consensuel.
Mais où sont donc passés les révoltés, les lyriques, les fantaisistes, les sauvages? Où sont les nouveaux Wes Craven, Takashi Miike, Carpenter, Tobe Hooper, ou même chez les plus jeunes Bayona, et justement Del Toro lui-même ? Où est passé le réalisateur si magnifiquement inspiré du « Labyrinthe de Pan »? Pourquoi le cinéma d’horreur ne vient pas dire des choses très humaines, très vraies, sociales, politiques, imaginatives? Faire peur, c’est révéler des vérités d’enfant, d’adulte, puiser dans des angoisses universelles ou montrer par l’imaginaire ce qu’il est trop dur de voir par le devant : c’est sortir du territoire rationnel pour donner à voir le plus-que-vrai.
Dans le premier épisode, « Lot 36 » (Guillermo Navarro), l’abordage du discours social sur le racisme endémique ne mène à rien ; il est désolant de voir comment le personnage principal, détestable, n’est voué qu’à une punition symbolique avec invocation de sorcière et table de magie noire. La mise en scène est si peu inventive, le scénario si plat, qu’on ne voit pas bien quelles frayeurs le film compte bien activer, si ce n’est l’ébauche vite éteinte d’une horreur purement sociale. Dommage d’autant plus que Navarro est le seul cinéaste à faire un film au présent, les yeux dans le monde contemporain, tandis que tous ses collègues se cachent derrière la reconstitution (années 70, XIXème siècle, sautes temporelles, années 50) ou le chromo d’un présent qui ressemble au passé (« La prison des apparences »).
Dans « Rat de cimetières », Vincenzo Natali (qui s’était révélé il y a plus de vingt ans maintenant avec le petit coup de force « Cube »), aborde le thème de la cupidité. C’est peut-être là le problème général de cette série, au fond : aborder un thème, comme si un film n’était qu’une chose, et surtout pas plus. La dimension de farce macabre de ce second épisode réserve certes un plaisir simple et assumé, et mérite au moins d’être reconnu comme un segment qui ne cherche pas à être plus qu’une petite attraction efficace, quoique facilement oubliable.
Survient un film qui, apparemment, a époustouflé tout le monde, alors qu’il m’a pourtant bien semblé voir un gros nanar. Ca s’appelle « L’Autopsie » en français, réalisé par David Prior. Un médecin légiste condamné par la maladie va devoir autopsier tout un tas de corps d’ouvriers décédés dans une explosion étrange dû à une espèce de boule high-tech poilue qui grogne - probablement extra-terrestre - balancée par un type louche qui envoûte les gens. On ne va pas se mentir : la description dit bien la nullité de ce petit film qui ne sait pas où il va (serial-killer, ou présence extraterrestre, ou body horror, ou zombies, ou je ne sais quoi), et qui joue au sérieux et au premier degré avec un culot rare. Mais, soit, c’est bien gore à la fin, et si cela suffit à faire un film alors ma foi, mes aïeux, n’en parlons plus.
On en est quand même au quatrième épisode (souvent celui de la dernière chance quand ça ne veut vraiment pas), et Del Toro l’a bien compris : il fallait placer l’un de ses rares bons chevaux à ce moment-là. Bingo : Ana Lily Amirpour livre avec « La prison des apparences » (pitié pour les traducteurs) une fable horrifique qui creuse des questions certes éculées - le diktat des apparences, le rôle féminin, le regard social - mais avec une singularité qui la distingue très vite de ses petits compagnons de jeu. Déjà, Amirpour se saisit d’une forme et d’un style (la fable colorée) qui teinte son essai d’une forme d’étrangeté audio-visuelle, toute en nuance et en décalage. Elle cherche un langage pour elle, pas pour faire à la manière du genre : angles de caméra hirsutes, visages dérangeants, arrangements de classiques a cappella, d’une bonne humeur tout à fait oppressante, et jeu sur l’assignation des rôles. Film féministe, on peut le dire, et bien intelligemment : dotée d’un mari adorable, à l’écoute, compréhensif, empathique, présent et aimant (le contraire de la caricature que notre époque aime à donner) une épouse fort laide va commencer à s’appliquer une crème hydratante censée révéler sa beauté. Parce qu’Amirpour ne cherche pas à pointer du doigt à qui incombe la faute - si ce n’est, à l’évidence, au racolage publicitaire et à la télévision - elle montre des êtres humains loufoques, profonds, à plusieurs niveaux. Horreur originale aussi car elle joue sur un dérèglement psychique et physique que la peau, et donc la surface (le sujet du film) vient montrer. Horreur absolue, évidemment, qu’un épiderme qui se dérègle : film malaisant, qui touche instantanément à son but, et n’a pas peur de pousser ses idées jusqu’au bout, notamment avec cette saugrenue et non moins belle concrétisation du « better-self » sous forme de femme-crème. Pied-de-nez excessif et drôle, le meurtre du mari permettra quand même à la dame de vivre son rêve, de s’exprimer, et d’avoir ce qu’elle voulait ! Voilà un film qui a de l’esprit, et qui cherche littéralement à gratter la surface.
Le soufflet retombe par deux fois de suite : « Le Modèle » de Keith Thomas est franchement nul, et « Cauchemars de passage » de Catherine Hardwicke l’est non moins. Tous deux adaptés de Lovecraft, on tient ici le fond du fond : des réflexions pauvres sur la création et le deuil, réalisés comme des devoirs du samedi. Si peu d’idées alors que pourtant « Le Modèle » recelait beaucoup de portes d’entrée visuelles et narratives (ainsi qu’un Crispin Glover habité en peintre monstrueux, face à un Ben Barnes qui fait peine à voir), mais rien n’y fait : seul l’abominable plan final viendra toucher à un macabre dérangeant. Catherine Hardwicke, elle, avait réussi auparavant deux belles chroniques adolescentes (« Thirteen » et « Les seigneurs de Dogtown ») mais les studios l’ont gâchée : preuve en est avec cette plate illustration d’un beau texte, sans souffle ni âme, et alourdi par des effets visuels approximatifs.
Re-bingo et énorme sortie de route : Panos Cosmatos réalise « L’exposition », vrai film barge, où des gens parlent sans cesse, de choses complètement vaines et stupides, et le film s’en délecte comme d’un jeu. Quatre personnes sont reçues chez un milliardaire anonyme qui leur donne du whisky japonais, beaucoup de cocaïne, et divague sur le haut de la pyramide du monde. Le film s’amuse à nous mener en bateau, littéralement sur de la fumée, et ça sera presque tout de ce film formidablement à contre-courant, où les lumières bavent d’or et d’orange dans une ambiance lounge-psyché. On croirait voir des bribes de Winding Refn et Mandico qui danseraient un reggae tone main dans la main. Cosmatos brise la règle du film de genre, qui est une sorte de règle tacite qui pourrait s’étendre à tout Netflix : faut pas que ça bave. Son film, lui, dégurgite des couleurs et des ambiances torves, énigmatiques sans du tout essayer de faire peur, jouant juste sur la corde de la sidération pour faire exploser dans un délire mi-wahrolien mi-série Z un gros monstre cornu qui fait fondre ou exploser ceux qui l’observent. Et duquel finit par s’écouler une grosse peinture orange fluo bien crasse, du genre qui contamine l’écran d’un ordinateur et les plateformes de films qui n’ont guère l’habitude de se faire pirater leur protocole esthétique. Cosmatos révèle là une anomalie, qui serait comme un manifeste poétique de ce que pourrait être le cinéma de genre si on voulait bien lui défaire ses lacets et le laisser rugir. Film profond et débile, qui ne ressemble à rien d’autre et qui aère soudainement les propositions sclérosées de la plupart de ses collègues.
Et on finit avec le chouchou de la presse, des spectateurs et de Del Toro, « Murmuration » de Jennifer Kent, réalisatrice surcôtée (« Mister Babadook », c’est pas non plus l’extase), qui signe un film de clôture joliment fait, bien propre, psychologique et explicatif, avec un peu de sensibilité et surtout un classicisme à dormir debout. Le matériau intrigue un temps (un couple d’ornithologues part enregistrer le bruit des oiseaux sur un bout d’île isolé), mais l’arrivée comme par surprise des fantômes-qui-hantent-la-vieille-maison-qui-grince-et-qui-leur-rappelle-drôlement-leur-propre-enfant-qui-est-mort font de cette histoire, vous l’avez compris, une énième variation sur le deuil, la résilience, la maternité, et tout le tralala qui s’ensuit. Le film, vous l’aurez déjà vu mille fois ailleurs, desfois en moins bien, desfois en mieux (« L’orphelinat »), et il n’y a pas grand-chose d’autre à dire là-dessus si ce n’est que Jennifer Kent n’est toujours pas une réalisatrice extraordinaire à mes yeux.