Considéré à juste titre comme l’un des plus grands acteurs britanniques de théâtre, Sir John Gielgud a passé près de 80 ans sur les 96 années de sa vie à jouer dans des pièces déclinant l’intégralité du répertoire shakespearien. Dernier survivant d’une génération d’acteurs classiques aux côtés de Laurence Olivier, Peggy Ashcroft et Ralph Richardson, Gielgud fut un authentique bourreau de travail avec plus de 130 rôles au cinéma et à la télévision, sans compter le théâtre, tournant même encore un mois avant son décès.
Né le 14 avril 1904 à Londres d’un père agent de change et d’une mère au foyer, Arthur John Gielgud est issu d’une illustre lignée d’acteurs par sa mère. Sa Grande tante, Ellen Terry (1847-1928), était la plus grande actrice shakespearienne de son temps. Scolarisé à la Westminster School, ses parents souhaitent qu’il devienne architecte. Mais il s’oppose vigoureusement à la voie de carrière que tracent ses parents, en leur annonçant qu’il veut devenir acteur. Il les persuade ainsi de le laisser étudier à la prestigieuse Royal Academy of Dramatic Arts, en faisant un marché avec eux : s’il échoue à faire carrière sur les planches à l’âge de 25 ans, il deviendra architecte.
En 1924, il se fait déjà une réputation sur scène en incarnant Romeo dans la pièce de Shakespeare, tout en faisant ses premiers pas au cinéma dans un drame muet, Who Is the Man ? Entre 1929 et 1931, il joue sur les planches du prestigieux théâtre Old Vic tous les classiques du répertoire, dont le personnage de Richard II et surtout pour la première fois Hamlet ; un rôle qu’il incarnera près de 500 fois au cours de sa carrière. Sa diction parfaite, à la fois chaleureuse et feutrée, suscite l’adhésion du public et l’admiration de ses pairs, comme Alec Guinness. Brillant metteur en scène, il signe en 1935 celle –légendaire- de "Roméo et Juliette", dans laquelle il alterne les rôles de Roméo et Mercutio avec un jeune Laurence Olivier dans son premier grand rôle shakespearien. En 1936, il joue l’espion sous la direction d’Alfred Hitchcock, encore dans sa période anglaise, dans Quatre de l'espionnage. La même année, il triomphe à Broadway avec sa mise en scène de "Hamlet".
Homme de théâtre avant tout, il est particulièrement à son affaire dans des fictions adaptées d’œuvres dramatiques. En 1953, il vole la vedette à Marlon Brando et James Mason dans le Jules César de Joseph L. Mankiewicz où il campe un extraordinaire Cassius. Un rôle qu’il connait bien, pour l’avoir interprété sur les planches en 1950. Il incarne également un mémorable bien que fugace Duc de Clarence dans Richard III (Laurence Olivier, 1955). Anobli par la reine en juin 1953, il est au cœur d’une affaire de mœurs en octobre de la même année. Arrêté à Chelsea pour avoir sollicité des faveurs sexuelles à un homme dans des toilettes publiques, il plaide coupable. A l’époque, l’homosexualité est illégale. L’affaire s’ébruite dans la Presse, et Gielgud en sort publiquement humilié. Sur les conseils de son entourage, il ne se rend plus aux Etats-Unis pendant quelques années, par crainte de se voir refuser par les douanes l’accès au pays du fait de sa condamnation. Il songe même un bref instant au suicide, avant de se jeter à corps perdu dans le travail.
N’ayant jamais considéré sa carrière cinématographique et télévisuelle comme une fin en soi, mais plutôt comme une sorte de palliatif entre deux mises en scènes et interprétations au théâtre, les choix de rôles de John Gielgud sont souvent hétéroclites. En 1964, il donne la réplique à Peter O'Toole et Richard Burton en incarnant le roi de France Louis VII dans Becket, adapté de la pièce de Jean Anouilh. Il garde d’ailleurs un souvenir contrasté de son expérience avec Burton : "je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi doué mais ayant aussi peu confiance en lui" dit-il de lui quelques années plus tard.
Ses manières et sa diction de parfait gentleman anglais lui valent régulièrement des rôles –souvent secondaires mais néanmoins importants- d’aristocrates ou de militaires. Comme en 1968, lorsque le metteur en scène britannique Tony Richardson le sollicite pour incarner un savoureux Lord Raglan dans La Charge de la brigade légère ; féroce et cruel pamphlet dénonçant l’absurdité de la guerre. Citons également son rôle de Recteur de la prestigieuse Université de Cambridge dans Les Chariots de feu ; impeccable Lord Irwin dans le biopic fleuve Gandhi de Richard Attenborough ; son rôle de Premier ministre Lord Salisbury dans Meurtre par décret, une des meilleures enquêtes de Sherlock Holmes qui affronte Jack l’éventreur. Figurant parmi les suspects du Crime de l'Orient-Express de Sidney Lumet, il crève l’écran chez Alain Resnais dans Providence, où il a pour partenaires Dirk Bogarde et Ellen Burstyn. En 1980, à l’âge de 76 ans, il incarne le directeur de l’hôpital où Anthony Hopkins soigne John Merrick, alias The Elephant Man , le chef-d’œuvre de David Lynch.
Pourtant, loin de ses rôles dramatiques, c’est dans le registre de la pure comédie avec Arthur (1981), que Gielgud est le plus récompensé au cinéma. Pour sa composition de majordome d’un millionnaire esseulé, ivrogne et fantasque, il obtient l’Oscar du Meilleur Second rôle, un Golden Globe, un Los Angeles Film Critics Association Award et un New York Film Critics Circle Award. Qu’importe au fond de le retrouver dans le délire porno-kitsch Caligula de Tinto Brass, ou même dans l’improbable Arthur 2 : Dans la dèche (1988), reprenant son personnage de majordome alors que celui-ci décède dans le premier film. Il reste un des rares acteurs à avoir obtenu un Emmy Award, un Grammy Award, un Oscar et un Tony Award. En 1990, il renoue même à sa grande satisfaction avec Shakespeare dans Prospero's books de Peter Greenaway.
Lauréat du Laurence Olivier Theatre Special Award en 1985 pour son exceptionnelle contribution au monde du théâtre, il est même décidé en guise de cadeau pour son 90e anniversaire de rebaptiser le célèbre West End’s Globe Theatre de Londres en Gielgud Theatre ; un privilège rarissime du vivant de l’intéressé. Fait membre de l’ordre du mérite par la reine Elizabeth II en 1996 pour services et mérites exceptionnels rendus à la nation britannique, il fait une ultime apparition sur grand écran dans le drame historique Elizabeth, avant de s’éteindre de vieillesse le 21 mai 2000, à l’âge de 96 ans. Ce soir-là, les lumières du Gielgud Theatre mais aussi celles de douze autres théâtres se tamisent pendant trois minutes, comme une veillée funèbre pour saluer celui qui est considéré comme l’un des plus grands acteurs shakespeariens du XXe siècle.
Auteur : Olivier Pallaruelo