Doublement travaillé par la nature phobique d’un cinéaste dont l’éducation protestante associe la sexualité au péché et par les bouffées libertaires d’une époque en plein questionnement identitaire, « La Féline » est un film retors et profond, parsemé de fulgurances visuelles, qui dépasse largement le cadre du remake tendance d’un classique. A l’instar de « the Thing » de Carpenter, c’est l’occasion pour Paul Schrader de se confronter à ses thématiques les plus intimes tout en les ouvrant à une universalité nouvelle. Voir à leur donner une résonnance politique et métaphysique d’une force rare.
La malédiction du peuple léopard qui ne peut se conserver que par l’inceste, forme superlative de l’endogamie, peut ainsi illustrer cette phobie profonde de l’Amérique puritaine qu’est la peur du mélange des races. Un paradoxe se présente pourtant : si ce qui caractérise la famille des hommes félins, c’est bien cette double nature, et si leur félinité ne leur est accessible que dans le péché exogamique, l’inceste n’assure leur survie qu’au prix de leur originalité. En gros, seul l’inceste, qui les exclut de l’humanité, les y intègre. Le frère et la sœur font à cet égard des choix opposés : comme il accepte son appartenance à la race des félidés, il décide de vivre sous l’apparence humaine ; elle, par contre, espère authentifier son humanité dans l’expérience amoureuse – elle prend donc le risque de la félinité. Mine de rien, le film pose là un dilemme fondamental et existentiel : l’humanité doit-elle être vécue dans un réseau de relations, au risque que cette confrontation avec l’altérité fasse dériver l’individu de son identité première, ou doit-elle au contraire être vécue dans l’identification à une essence – faut-il être homme par ressemblance (mais avec quoi d’autre, incestueusement, qu’un fraternel alter-ego, un entre-soi qui dévitalise) ou faut-il participer de manière actuelle à l’humanité , en s’y associant – quitte à y perdre son apparente unité identitaire et se laisser déborder par son moi profond, aussi dangereux puisse-t-il se révéler ?) « La Féline » ne se limite donc pas à une rêverie sur le tabou de l’inceste : Schrader le renverse et l’interdit reste donc fondateur de la vie amoureuse
La fable des hommes léopards met ainsi en œuvre une réflexion sur la sociabilité : ou bien l’humanité sera vécue comme retrouvailles avec soi-même, et alors elle cache sa bête noire, sa fureur animale, tout simplement sa richesse. Ou bien on considère la rencontre avec l’autre, avec l’altérité, comme l’occasion d’éprouver sa propre nature, dans sa totalité véhémente.
Les jaillissements de violence ou les chocs visuels (la mare de sang répandue aux pieds d’Irena qui fait allusion à sa prochaine défloration) ne sont pas gratuits, ici : ils ont le pouvoir de dévoiler, par leur vivacité inattendue, des aspects de nous-mêmes que nous ignorions : tout ce qui rapproche insidieusement notre monde du pays des hommes félins. « La Féline » joue tout autant sur la bestialité tapie en nous tous que sur le mystère de la sexualité féminine, évoquée ici non sans un certain effroi puritain. Il nous rappelle que cet effroi a baigné l’histoire de l’humanité, au point d’en faire les fondements de nos structures sociales (garder le pouvoir sur les femmes car elles font peur). Le film de Schrader éveille ainsi un vertige bien présent car sa fable repose sur la fascination de l’animalité. Le léopard, qui a en sa faveur un long passé iconographique et légendaire, semble propre a suggérer une extase bestiale, celle où l’individu échappe à sa personnalité, à ses désirs même par l’intempérance de ses appétits. Il y a bien quelque chose d’une bacchanale dans la magnifique promenade nocturne d’Irena nue au milieu du bayou. Et Schrader, abandonnant sa mise en scène dominatrice et hiératique (qui s’exprime volontiers par des mouvements rigides en surplomb), reprend l’idée de cette fureur animale, où la chute dans l’animalité transforme la perception, à travers de voluptueux travelling sinueux, qui confèrent au film une indéniable grâce inquiète, un trouble profond. Certes, les effets sont parfois un peu maladroits, le rythme un peu inégal, mais le voyage que propose « La Féline » nous entraîne dans ce « continent noir » qu’est la sexualité, avec une densité jamais égalée dans la carrière du cinéaste, l’ouvrant sur une véritable posture politique et esthétique.