«Le goût du saké» (1962) est le dernier chef-d'oeuvre d'Ozu et, à ce titre, son chant du cygne. Remake du déjà magnifique «Printemps tardif», le film illustre, comme beaucoup d'autres ouvrages du réalisateur, mais ici avec une acuité renouvelée, l'opposition entre le Japon traditionnel, avec ses valeurs patriarcales, et le nouveau Japon d'après-guerre, celui de l'expansion économique triomphante, avec ses nouvelles conceptions héritées d'Occident. Et le réalisateur montre tout le désarroi de la vieille génération en la personne de Shuhei Hirayama (l'immense Chishu Ryu), un veuf qui vit avec sa fille Michiko, et qui peu à peu va se résoudre à accepter le mariage de celle-ci, découvrant résignation, solitude et tristesse au bout du chemin. Pas de révolte, pas de cris, pas de pleurs! Simplement une douce acceptation de l'évolution des choses et du temps qui passe inexorablement. Peu de films ont réussi comme celui-ci une synthèse aussi aboutie entre la joie la plus pure et la mélancolie la plus profonde, et la scène finale est à cet égard tout à fait bouleversante dans sa réserve et sa simplicité. Il est difficile de ne pas avoir un noeud dans la gorge au spectacle de ce vieil homme digne et serein dans sa douleur face à un monde qui décidément lui échappe. Tout Ozu est là ! Et avec tout l'art magistral de la mise en scène qui le caractérise! Intemporel ...
Marrant qu’on ait traduit "Sanma no aji" (le goût du sanma, un poisson-sabre commun dans les menus familiaux japonais) par "Le goût du saké". Il est vrai que dans ce film, on boit plus d’alcool qu’on ne mange de poisson... C’est la dernière œuvre d’Ozu. Une de ses plus apaisées, même si l’angoisse de la solitude et de la mort est bien présente. On n’y trouve pas les cris de révolte du "Voyage à Tôkyô", qui traite pourtant de thèmes similaires. Juste le sentiment que le temps passe, que les générations se succèdent et qu’il est dans l’ordre des choses que les anciens laissent la place. On sent pourtant le scepticisme d’Ozu à l’égard de la vie moderne et de la société de consommation vers laquelle se précipitent les jeunes générations. On le sent perdu dans ce monde en pleine transformation, incarné dès les premières secondes du film par des images d’usines, lisses et métélliques. Une impression renforcée par l’usage de la couleur, avec laquelle Ozu est visiblement moins à l’aise qu’avec le noir et blanc. Le savoir-faire cinématographique est là, incontestable. Le récit est toujours aussi sûr – comme de coutume Noda Kôgô à la plume aux côtés du maître. Mais ces choix esthétiques et cette façon de faire du cinéma sont en décalage avec l’époque, avec ce Japon de la haute croissance qui avance et repart déjà à la conquête du monde avec ses produits. Ozu appartenait à un autre temps, et il le savait. Autant que l’histoire d’un père qui lègue sa fille à un gendre qu’on ne verra jamais, son dernier film est l’histoire d’un cinéaste qui lègue son art aux générations futures. Et quand on regarde les œuvres de certains réalisateurs japonais d’aujourd’hui (Koreeda Hirokazu, Kawase Naomi, Ishii Katsuhito) il est rassurant de voir que cet héritage n’a pas été perdu. On n’en saluera qu’avec plus de respect la mémoire du maître.
Bien qu'en regrettable perte de vitesse sur la fin, l'oeuvre de Y.Ozu possède une fraicheur indéniable ; les si sympathiques acteurs, bien valorisés par cette caméra fixe, et la bande-sonore, y sont pour beaucoup.
Seul dans le noir, Paul Auster. Un dialogue d'une jeune femme à son grand-père après qu'ils aient vu trois films, La Grande Illusion, Le Voleur de Bicyclette, Le Monde d'Apu :
" Il y a autre chose à propos de ces trois scènes [...], elles parlent toutes des femmes. De la manière dont les femmes portent le poids du monde. Elles prennent en charge les choses sérieuses pendant que leurs malheureux hommes se démènent sans succès. A moins qu'ils ne restent couchés à ne rien faire ".
On dirait un résumé du film d'Ozu. Le Goût du Saké peut en effet être vu comme une oeuvre féministe, un film formidable où les femmes sont la plupart du temps en retrait, mais toujours elles resplendissent. Ce sont donc les hommes qui occupent le premier plan - qu'ils soient les pères, les maris ou les frères - mais l'impression la plus forte est laissée par les femmes, leur courage et la manière qu'elles ont de gérer les choses sans en avoir l'air. En extrapolant cela au monde du septième art, on pourrait dire que les hommes sont les acteurs et les femmes les metteurs en scène, celles qu'on ne voit pas énormément mais dont la présence est pourtant plus que palpable.
Le film décrit une société égoïste et phallocrate, manquant totalement de considération pour les femmes, qu'elle voudrait définitivement faire correspondre à l'expression " sexe faible ". Ce qui frappe dans le film, c'est le manque d'attention constant des hommes envers les femmes, lesquels privilégient leur confort et leur attrait envers les choses matérielles au détriment d'une attitude respectueuse envers leurs filles ou épouses. Filles que les pères privent totalement de liberté en leur imposant leur futur conjoint, ou épouses que les maris délaissent au profit d'un comportement matérialiste. C'est par exemple la scène du club de golf, exemple de déshumanisation de la femme puisqu'elle subit la supériorité hiérarchique d'un objet. Mais ça n'est que dans les yeux des hommes que cette déshumanisation a lieu. Car pour Ozu et le spectateur - intelligent - les personnages féminins sont beaucoup plus beaux que leurs homologues masculins, dont la complaisance dans la vénalité ne peut en rien rivaliser avec la dignité des premières. Il faut voir par exemple cette scène où une des femmes, humiliée, prend la peine de sortir du cadre pour exprimer sa tristesse et pleurer. La beauté du film réside dans cette retenue qui rejoint d'ailleurs la mise en scène pleine de pudeur du cinéaste japonais.
S'il condamne l'attitude misogyne des hommes, le film ne les punit pas entièrement non plus et va même jusqu'à expliquer ce qui pourrait constituer une raison au comportement détestable des personnages masculins. Le Goût du Saké montre en effet que la volonté des hommes de tout contrôler peut se comprendre à cause de la peur de la solitude. Le film décrit bien le temps qui passe, l'inexorable fuite des enfants du foyer, et avec eux la confrontation des parents - plus particulièrement des hommes ici - à la solitude. C'est dans les moments où l'on croit que les hommes se servent des femmes qu'on comprend en fait qu'ils n'ont besoin que d'un contact avec elles, mais que tout cela est maladroit et injuste. Le film justifie cette attitude sans toutefois la cautionner.
Dernier film du génial Ozu, Le goût du saké est encore plus imprégné d'une douce et sereine mélancolie que ses précédents films. Il avait constaté, à l'instar de Make way for tomorrow, la difficulté des personnes âgées de subsister dans la société toujours plus violente, dans Voyage à Tokyo. Désormais, il fait une synthèse de sa vie et de son oeuvre en concluant que malgré l'effondrement des valeurs familiales et le respect de l'aîné, ce sont aux vieux d'aider les jeunes, "Life goes on". Comment ne pas être secoué par la relation dramatique entre le vieux professeur et sa fille, restée à ses côtés pour remplacer son épouse? Le film est parfois hilarant comme la scène dans le bar où le père se souvient paisiblement de la vie dans la marine pendant la deuxieme guerre mondiale. Et bien sur, Ozu analyse avec une finesse inégalable le décalage entre des femmes affamées de liberté et d'émanscipation, et des hommes qui ont pris l'habitude de ne jamais chercher à les comprendre, et qui n'en sont plus capables malgré une sincère bonne volonté, habitués à être servis par des femmes qui n'acceptent plus leur servitude. Dans la scène de l'annonce délicate à la fille en quête d'un mari, Ozu prouve qu'il est le seul avec MacCarey à pouvoir nous faire éclater de rire, plein de sanglots dans la gorge. L'humanité et l'authenticité qui se dégage de l'oeuvre d'Ozu en font paradoxalement un auteur toujours plus universel et intemporel, lui qui retrace pourtant précisément une époque et un lieu, qu'on a souvent considéré comme trop japonais pour les occidentaux. Mais il a su tiré l'essence même de l'humain, celle qu'on retrouve partout, tout le temps, de ces analyses du Japon de son époque. D'une immense richesse, très agréable à suivre, au rythme parfaitement dosé... La filmographie d'Ozu, remarquable d'homogénéité, trouvera son sommet dans Eté précoce, plus ambitieux et révélateur encore que les autres.
Pour une nouvelle et dernière fois, Yasujirô Ozu colore son film. Dernière uvre du cinéaste japonais, «Samma no aji» (Japon, 1962) est à lextrémité du mouvement dans le cinéma ozuien. Les plans fixes à hauteur de tatami, la sage quiétude des jeux dacteurs et lharmonie des décors sont là la coutume du cinéma dOzu mais nen sont pas moins chargés dune esthétique apaisée vigoureuse. Réitération du conflit familial, «Samma no aji» se veut le négatif de la vie du cinéaste où la mère dOzu prend les traits de Chishû Ryû, le père, et où Ozu lui-même se reflète en Shima Iwashita, la fille. Dans ce nouveau chapitre ozuien, un père (Ryû), pour ne pas devenir un ivrogne au soin de sa fille, cherche un époux pour sa cadette. Une quête ultime où Ozu clos parfaitement son traitement des âges en faisant prédominer la jeunesse sur la vieillesse. Le cycle sachève : gosses-maîtres dans «Umarete wa mita keredo» (Japon, 1932), vieillesse survivante dans «Tokyo monogatari» (Japon, 1953), lâge mur se flétrit à nouveau et laisse poursuivre le cycle de la vie dans «Samma no aji». La vérité de ses histoires forcent labsence de nostalgie ringarde, à plaisir puisquOzu est conscient, par le biais de ce film surtout, que la vie excelle sur lindividu. Lil critique se penche dailleurs sur la famille américanisé sans porter nul jugement ni regrets. Ainsi le personnage de Chishû Ryû nest jamais envieux dun passé révolu, cest lultime regard quOzu porte sur la famille : tout se poursuit, rien ne reste dans linstant. Projetant un désir probable dans cette ultime uvre, lhumilité du cinéma dOzu se fait montre dans son plus bel exercice puisque le drame de la mort de la mère du cinéaste pendant le tournage ne transparaît pas à lécran, hormis éventuellement dans la scène finale où la nuit tombe sur le décor comme si le cinéma dOzu sévaporait dans les tréfonds de lobscurité.
Centré autour du thème, récurrent chez Ozu, de la solitude née de l'effronfrement des valeurs familliales au Japon, "Le Goût du Saké" ne tourne jamais au simple réquisitoir contre la modernité. Critique mais surtout humain, ce tableau d'un vieil homme se faisant violence par amour pour sa fille, est juste bouleversant. Tout cela est filmé avec un pudeur extrème. Génie est un mot qui ne devrait être accordé qu'avec parcimonie. Ozu le mérite mille fois.
Un film émouvant qui met en scène un père de famille veuf dans le Japon d'après-guerre. Une famille à l'équilibre fragile qui repose sur la présence de Michiko, jeune fille dévouée aux siens pourtant en âge de se marier. Son père est déchiré entre le choix de la garder à ses côtés pour assumer les taches du quotidien et le désir de la voir s'épanouir en lui offrant un époux. Sous la pression de ses amis, il finit par opter pour le second choix et se résigne non sans une grande souffrance et angoisse de vivre seul avec son fils cadet.